
Cela faisait des mois que je me retenais, que je me disais que ça finirait bien par passer. Ça n’est toujours pas passé. Alors ça y est, je craque, j’abdique. Je vais évoquer Doki Doki Literature Club!, Look what you made me do. Ou plutôt je vais évoquer le phénomène parce qu’il y a en réalité très peu à dire sur le jeu en lui-même (déso pas déso, comme disent les jeunes).
Le jeu
Même si la plupart d’entre vous doivent déjà y avoir joué ou avoir vu quelqu’un y jouer, il convient quand-même de rappeler ce qu’est Doki Doki pour s’assurer que tout le monde suit. Si vous n’en aviez jamais entendu parler, votre grotte est mieux isolée que la mienne, comme je vous envie.

Doki Doki Literature Club est un visual novel anglais sorti en 2017 par la Team Salvato. On y incarne un protagoniste sans visage qui s’inscrit au club de littérature de son lycée où il sympathise avec quatre mignonnes demoiselles. Le but étant de rédiger des poèmes pour courtiser la fille de son choix. Du moins jusqu’au fameux retournement de situation auquel fait vaguement allusion l’avertissement en début de partie.
Les personnages sont des archétypes sur pattes et la première moitié n’a pas vraiment d’intrigue puisqu’il s’agit avant tout d’une tranche de vie extrêmement classique (si vous aimez ça, vous le savez). Mais il apparaît très vite que tout ceci n’a aucune importance : les personnages, comme l’histoire, ne sont qu’un gigantesque prétexte parce que, vers la moitié de l’expérience, le visual novel se met directement à jouer avec son lecteur jusqu’à son autodestruction complète.

La mécanique des poèmes, plutôt amusante, est probablement la seule vraie originalité du titre
En soi Doki Doki a une présentation plus qu’honorable avec ses musiques faussement guillerettes et ses graphismes colorés. Sans compter qu’il s’agit d’un tour de force en programmation. Je serais ainsi très curieuse d’autopsier le code pour en observer les mécanismes. Ne nous voilons cependant pas la face, l’intérêt du titre réside avant tout dans son twist méta. Or le méta, c’est avant tout un outil qu’on peut s’approprier et utiliser de tas de manières différentes. Undertale intègre les mécanismes traditionnels de jeu vidéo (comme le simple fait de sauvegarder) dans son univers et imagine la vie des monstres de RPG pour les peindre comme des créatures facétieuses et attachantes. One Shot s’adresse directement au joueur pour mieux l’impliquer dans la quête de ses personnages. NieR:Automata mimique le système des androïdes avec son interface et n’hésite pas à la bousiller si les androïdes sont blessées ou à donner au joueur la possibilité de la bousiller pour son amusement personnel (entre autres choses). Mais mon gros problème avec Doki Doki Literature Club c’est qu’il pose son méta à la volée sans en faire quoi que ce soit. Non seulement le méta ne sert pas son univers diégétique (je dirais même qu’il le détruit de manière assez définitive) mais il ne sert pas non plus un message quelconque. De fait, quoique sympathique au demeurant, l’expérience sonne horriblement creux.
Et, intrinsèquement, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Il s’agit là d’un visual novel court (environ quatre ou cinq heures), sans prétention, et qui avait potentiellement pour but de servir de jeu en réalité alternée pour promouvoir les futurs projets de Dan Salvato. Ce dernier s’est ainsi amusé à cacher bon nombre de petits secrets dans les dossiers, ce qui est assez troublant pour un jeu d’une envergure aussi modeste. Quoiqu’il en soit, Doki Doki n’était probablement censé servir que de flyer pour la suite et c’est très bien pour lui que ça ait fonctionné. Je lui souhaite le meilleur et suis en tout cas curieuse de lire ses prochains projets -les « vrais jeux » en quelques sortes.

Les ingrédients de sa popularité
Sauf que voilà, au lieu de rester dans le relatif anonymat de la plupart des petits jeux indépendants, la sauce Doki Doki a pris du feu de Dieu. Très vite après que Dan Salvato ait annoncé la sortie du jeu sur le Reddit dédié aux visual novel, l’intérêt a grimpé en flèche jusqu’à exploser une fois la version Steam disponible. C’est bien simple, on en parle partout et tout le temps, c’est impossible d’y échapper ! Comment expliquer une telle popularité ?
Pour commencer, on pourrait dire que le titre est gratuit, ce qui est un bonus non négligeable. Mais tous les jeux gratuits ne deviennent pas des sensations du jour au lendemain ! Doki Doki a un atout de poids dans sa manche : c’est un visual novel parfaitement calibré pour la pratique du streaming. C’est une œuvre courte, à l’univers suffisamment flou et cliché pour que chacun le rapproche à sa propre expérience (les animés, la littérature, la pop culture en général, etc) et bourrée de surprises avec cela. Ce qui fait aussi que c’est un jeu que l’on veut conseiller à tous ses streamers préférés simplement pour observer leur réaction aux retournements de situation ; un peu comme Undertale à sa sortie. Si je voulais être mesquine, je dirais même que le retournement de Doki Doki se base tellement sur le fait de choquer gratuitement que cela ne le rend qu’encore plus irrésistible pour un streamer. Un genre particulièrement populaire de ce type de média étant fort justement les jeux d’horreurs où les jump scares font le bonheur des spectateurs.

Au final, la sensation virale qu'est devenu Doki Doki me fait davantage penser à Five Nights at Freddy's qu'Undertale
Autre avantage curieux : l’avertissement en début de partie. Celui-ci est suffisamment vague pour qu’on ne sache pas ce qu’il recouvre. Est-ce l’évocation de thèmes un peu difficiles propres au passé des différentes héroïnes ? Ou cette fameuse « shock value » ? Le nouveau lecteur ne le sait pas et cela aiguise forcément sa curiosité une fois que le bouche à oreille a fait son office.
Mais plus que tout, je pense que Doki Doki s’inscrit fondamentalement dans l’air du temps. Pour deux raisons. La première c’est qu’il y a tellement de jeux vidéo qui sont produits tous les jours (allez jeter un œil aux dernières nouveautés Steam pour vous en convaincre) qu’une véritable bataille se joue entre tous les développeurs pour capturer un tant soit peu l’attention du public. Cette compétition fait tellement rage qu’on arrive à un point où la création du jeu lui-même est en train de devenir secondaire. C’est-à-dire que, ce qui compte, c’est davantage de présenter un concept fort, porteur, avec une communication impactante. Le contenu, sa durée, sa qualité, devient presque négligeable, un détail parmi d’autres.
Dans le même temps, et c’est la deuxième raison, malgré le fait que les visual novel demeurent une niche mal considérée, les joueurs sont étrangement de plus en plus familiers des codes qui y sont attachés. Même sans apprécier le genre ou s’y essayer personnellement, ils comprennent le principe de choix, de routes, d’héroïne à séduire, le décor japonais. De fait, Doki Doki est un titre parfait pour les gens qui pensent sincèrement s’y connaître en visual novel alors qu’ils n’ont joué à deux ou trois titres dans leur vie (voire moins). C’est ce mélange qui inscrit définitivement Doki Doki dans l’air du temps : même si l’expérience sonne vide, tous les facteurs sont là pour en faire un divertissement de masse.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’autre gros succès de l’année 2017 dans la communauté est Dream Daddy, un dating sim où l’on drague des pères de famille gays. Certains ont estimé qu’il était malsain de comparer Dream Daddy aux dérivés d’Hatoful Boyfriend dans la mesure où le premier met en scène des êtres humains et non des objets/animaux rigolos mais je trouve la comparaison pas si idiote. Hatoful Boyfriend en son temps avait attiré l’attention à cause de son concept stupide mais aussi parce qu’il avait bien plus à offrir que des blagues sur les pigeons. Et notre simulateur de papas peut à la fois intéresser ceux qui veulent lire de la romance homosexuelle sur le thème peu exploré de la paternité, et à la fois ceux qui sont là pour customiser leur personnage de manière complètement ridicule et s’amuser de l’humour loufoque. Doki Doki a beaucoup en commun avec Dream Daddy, il n’a juste pas de concept qui crie au « meme » directement et le public qu’il vise possède plus d’influence.
Le succès…abusif
Maintenant qu’on a expliqué ce qu’était Doki Doki et pourquoi c’était le truc du moment, je vais pouvoir faire ma vieille chieuse. Ce qui me tue, comme j’y faisais allusion en introduction, ce n’est pas le jeu en lui-même mais le phénomène autour du jeu. C’est bien simple, c’est désormais impossible de traîner sur Internet sans en entendre parler. Tous les gens que je suis sur Twitter (à la fois en France et à l’international), tous les critiques de jeux-vidéo que je lis, tous les streamers que je regarde, tous les développeurs avec qui je communique, tous les forums que je visite, tout est pris d’assaut. Alors évidemment, c’est exacerbé par le fait que je travaille dans le milieu du visual novel et que j’entends forcément parler des plus grosses réussites…mais jamais Dream Daddy ou le dernier titre de Christine Love (pourtant très douée en marketing) n’ont eu une répercussion pareille. C’est bien simple, les fans de Doki Doki sont là, dans les campagnes, dans les villes, sur les réseaux sociaux, ils sont partout ! Et j’en ai juste marre de voir toutes les personnalités de l’Internet que je connais être suppliées de tester ce jeu comme si ne pas y jouer revenait à rater sa vie.

Ne vous y trompez pas : cette bannière célèbre le million de téléchargements de Doki Doki mais le jeu a d'ors et déjà dépassé les deux millions !
Le phénomène a enflé à tel point que Doki Doki Literature Club est désormais le visual novel le plus téléchargé sur Steam, loin devant Nekopara ou Sunrider, avec plus de deux millions de clics, mais également le visual novel le plus populaire avec un score digne d’une république bananière de 97% de votes positifs (sur la bagatelle de 80 000 votes) qui sème de loin le numéro deux du classement…c'est-à-dire VA-11 Hall-A. On vient donc de décider collectivement que Doki Doki valait plus d’attention que VA-11 Hall-A. Okay… C’est d’ailleurs le dixième jeu le plus populaire de Steam de tous les temps tout court. Enfin onzième lorsque j’écris cet article : il lui reste encore à dépasser Portal, excusez du peu. Et est-ce que je vous ai parlé des nominations à plusieurs grands concours ? Doki Doki a failli recevoir le Steam Award ‘Indescriptible’ (côte à côte avec The Stanley Parable), a été nominé pour Meilleur jeu PC, Meilleur jeu d’aventure, Meilleure histoire et Jeu le plus innovant de 2017 aux IGN Awards, ne repartant qu’avec le Choix du public.
En prenant du recul, il parait abusé, voire abusif, qu’un petit jeu indé aussi humble que Doki Doki prenne en otage l’Internet. Encore une fois, le visual novel lui-même n’est pas mauvais mais il y a clairement un décalage entre le peu d’ambition de la production et le flot ininterrompu d’éloges à son sujet. Tout cela sous prétexte d’une fraîcheur et d’une originalité encore jamais vu auparavant ? Le problème c’est que c’est tout sauf vrai. Si Undertale a fait autant de bruit à sa sortie, ce n’est pas uniquement parce qu’il s’agissait d’un bon jeu (il y en a des tonnes de bons jeux, tapis dans l’anonymat). Quand bien même Undertale a été inspiré par de nombreuses œuvres avant lui, comme Earthbound ou Yume Nikki (qui est en train de faire un comeback imprévu, soit dit en passant), il est parvenu à devenir culte à son tour parce qu’il a laissé une empreinte durable sur notre paysage vidéo ludique. Il y a un avant et un après Undertale en quelques sortes. Et c’est un argument qu’on peut utiliser pour beaucoup de classiques : il y a un avant et un après Mario, un avant et un après Dark Souls. Ces classiques avaient tous quelque chose à apporter et c’est pour cela qu’on s’en souvient si bien. Mais Doki Doki ? Quelle empreinte nous laisse Doki Doki exactement ? Même si le titre se sert de codes familiers, il n’arrive pas à créer sa propre personnalité, à apporter de la fraîcheur. Tout y est trop prévisible, trop éculé.

Je serais même un peu plus cruelle : tous les éléments que les fans les plus chevronnés admirent de Doki Doki ont déjà été traités avant, et bien plus en profondeur, par d’autres visual novel. On pensera forcément à Kimi to Kanojo to Kanojo no Koi (Totono pour les intimes) de Nitro+, encore exclusif au Japon, qui met en scène un vrai faux dating sim méta où les héroïnes peuvent soudainement briser le quatrième mur et se transformer en yandere. On pensera aussi à Depression Quest de Zoe Quinn (qui lorgne plutôt du côté de la fiction interactive pour le coup) qui explore très en détail le fléau qu’est la dépression et son impact insidieux sur la vie du malade. J’aimerais même balancer [redacted] Life pour faire bonne mesure : il s’agit également d’un petit jeu indépendant réalisé par une créatrice que je connais, Katy133, à l’occasion du fameux Nanoreno. Ça correspond en gros à une sorte de Doki Doki inversé, c’est-à-dire que le jeu commence comme une histoire d’horreur et change subitement pour devenir un dating sim cliché. Et il y a une raison intradiégétique pour cela. Oh, et puisqu’on y est, niveau jeu gratuit très court avec un gros retournement de situation qui te fait te sentir super mal à l’aise, j’étais là en 2013 quand j’ai écris Ambre (désormais disponible sur Steam). Donc si même moi je l’ai déjà fait, vous pouvez considérer que c’est complètement dépassé :p.
Mais, Totono n’étant pas traduit sous nos latitudes, je suppose qu’il n’y avait pas à la fois des filles moe et un texte compréhensible par tous et que c’est ce qui manquait à l’équation magique ?

Soit dit en passant, DDLC ne fait qu'évoquer superficiellement des thèmes lourds, il ne les traite absolument pas. Dommage, ça aurait justement pu en faire un "vrai" visual novel, certainement maladroit mais aussi bien plus sincère. Je vous conseille d'ailleurs la lecture de cet article sur le sujet.
Le nouveau Katawa Shoujo
Pour en revenir à cette histoire de moe (qui n’est pas juste une simple pique), au-delà du volume ahurissant des inconditionnels de Doki Doki se joue en filigrane quelque chose d’encore plus complexe. C’est peut-être une conjecture personnelle mais je ne vois pas le succès de ce phénomène viral d’un très bon œil pour les visual novel en général.
Cela fait des années que je travaille dans ce milieu, que ce soit en tant qu’amateur ou en tant que professionnelle, et de forts préjugés règnent toujours au sujet des EVN (les visual novel non japonais donc). Les fans de visual novel ne s’intéressent quasiment toujours qu’à ce qui se fait au Japon (ce qui est leur bon droit) et ont la fâcheuse tendance à cracher sur les œuvres occidentales en retour, comme si c’était une compétition. Ce sont des gens qui bien souvent ne les essayent jamais et vont toujours arriver à te déterrer un exemple (mais si, ce vieux truc sur le passage informatique à l’an 2000) pour prouver que ohlala, ce sont vraiment des jeux inférieurs. Et rien n’est plus arbitraire. Déjà parce que l’industrie japonaise est complètement en place depuis très longtemps : de grosses entreprises avec de gros budgets produisent les fameux chefs d’œuvre, ce n’est donc évidemment pas la même chose que ce que peut réaliser une toute petite équipe. Ensuite, parce que le résultat n’est culturellement pas comparable : ce serait comme mettre sur le même plan un athlète, un pianiste et un ingénieur en aérospatial pour essayer de déterminer lequel réussit le mieux la cuisson des pâtes. Mais aussi surtout, parce que ce n’est plus vrai ! Depuis 2012, le marché a évolué de manière radicale. Il existe désormais des tas d’équipes très douées qui proposent des histoires toutes différentes et personnelles. Est-ce que vous diriez franchement d’un jeu comme Along the Edge du studio bordelais Nova Box qu’il est moche et inférieur ? Du criminellement méconnu Tell a Demon et ses illustrations peintes à la main qu’il est inintéressant ? Non, ce ne sont pas des filles moe dans le style anime traditionnel, mais chaque œuvre possède son propre charme. Et même en termes de graphismes « anime », il y en a des visual novel phénoménaux. Comme VA-11 Hall-A, évoqué plus haut, par les vénézuéliens de Sukeban, et cette ambiance cyberpunk jazzy inimitable. Il y a tant de titres que je pourrais citer mais on y passerait la nuit !

Ils sont bien tristes les fangames de Doki Doki, dis donc...
Ce que j’essaye d’expliquer c’est qu’à une époque pas si lointaine, Katawa Shoujo était le seul EVN qu’il était « autorisé » d’aimer parce que suffisamment proche des canons japonais pour les gardiens du bon goût. Et j’ai comme l’impression que Doki Doki est en train de prendre sa place. La rengaine « Les visual novel non japonais sont inférieurs…sauf Katawa Shoujo » va juste devenir « Les visual novel non japonais sont inférieurs…sauf Doki Doki ». J’aimerais me tromper, j’aimerais sincèrement croire que les lecteurs fraîchement débarqués vont devenir curieux et s’intéresser à plein d’autres jeux indépendants. Mais j’ai bien peur que Doki Doki Literature Club ne soit officiellement devenu le nouveau Katawa Shoujo. Et il va falloir faire avec.
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En exclusivité, toutes les réflexions que je n'ai pas eu la place d'intégrer dans cet article sont disponibles sur mon compte Patreon : [BONUS] Le nihilisme de Doki Doki.