En l’honneur des sept ans du blog (déjà !) et parce que mars est aussi la période du Nanoreno, la plus grande game jam annuelle sur le thème du visual novel, j’ai décidé d’en faire un mois thématique : chaque dimanche, je vais publier un article en rapport avec le visual novel. Et je prévois du lourd.
En effet, cet été j’ai été approché par Laurent Pendarias, professeur de philosophie, écrivain et scénariste de jeux vidéo ayant notamment travaillé avec Bulwark Studio et Kreative Spill. Dernièrement ils ont produit la fiction interactive La Onzième Horde d'après le roman La Horde du Contrevent d'Alain Damasio (publiée sur le site de Folio SF) et travaillé sur aenigma, un projet visant à mettre des écrivains expérimentés à la scénarisation de courts RPG de 5min.
Alors qu’il préparait des dossiers sur les jeux narratifs pour différents studios, il m’a demandé de réaliser une étude complète et approfondie sur la situation du visual novel en France en 2015, « à une époque où ni Indiemag ni Steam n'en identifiaient ». De cette collaboration est née l’étude que je vais présenter à partir d’aujourd’hui, en la découpant en trois parties. Je pense que ce travail peut intéresser tout le monde : que ce soit les gens qui connaissent parfaitement le visual novel ou ceux qui n’y connaissent rien du tout. J’espère donc que ce dossier vous plaira et je vous souhaite une bonne lecture !
Partie 1 : Les multiples ambiguïtés d’une définition
Partie 3 : La création de visual novel francophone : un retard important
Introduction
Le visual novel est une forme de jeu-vidéo venue du Japon (où il représentait en 2006 pas moins de 70 % des ventes sur ordinateur ), centrée essentiellement sur la narration d’une histoire. La définition donnée par VNDB , la plus grosse base de données consacrée aux visual novel à ce jour, est « une combinaison entre un roman et un jeu vidéo : ce sont des jeux vidéos dont l’intrigue est largement basée sur le texte et ne demande au joueur qu’une participation limitée ». Cette définition fait office de porte d’entrée pour comprendre le médium mais ne recouvre pas ses multiples ambiguïtés. La première de toute étant que le concept même de visual novel est un malentendu culturel.
Partie 1 : Les multiples ambiguïtés d’une définition
A.Un paradoxe culturel : Lost in Translation
En effet, bien qu’issu du Japon, le visual novel en tant que tel n’existe tout simplement pas là-bas. Les japonais ont tendance à parler d’« adventure game » ou tout simplement à catégoriser le médium selon le marché visé : « bishoujo game » quand il s’agit de plaire à une audience masculine et « otome game » quand il s’agit de plaire à une audience féminine.
1.Bishoujo game et otome game
Yume Miru Kusuri, un bishoujo game publié en anglais par l’éditeur JAST USA
Un bishoujo game est un roman interactif centré sur la relation entre le héros (souvent une coquille vide pour que le lecteur puisse s’identifier à lui) et plusieurs personnages féminins. Le but va être de passer du temps avec l’héroïne choisie afin d’entrer dans une relation amoureuse avec elle ; relation qui culmine la plupart du temps par des scènes pornographiques. Les femmes représentées sont définies par leur capacité à être mignonnes et dessinées dans une esthétique typée manga. Elles font également l’objet de nombreux produits dérivés, dont les célèbres dakimakura, des oreillers géants censés procurer à l’acheteur la sensation de dormir avec son héroïne préférée. L’otome game en est donc le pendant pour femmes, à quelques détails près : les otomes games apparaissent principalement sur support mobile, contrairement aux bishoujo games qui sont essentiellement disponibles sur PC, ne contiennent presque jamais de scènes pornographiques et les produits dérivés sont plutôt des « drama CD », c’est-à-dire des histoires auditives jouées par les acteurs des personnages. Bien que très proches, ces deux marchés sont totalement déconnectés l’un de l’autre, que ce soit au Japon ou en Occident et ne communiquent quasiment jamais.
Hakuouki - Strange Tales of the Shinsengumi, un otome game publié en anglais par l’éditeur Aksys Games
Le paradoxe du visual novel est donc qu’il s’agit à l’origine d’un produit profondément genré et profondément ancré dans la romance. Même si l’univers attaché à un jeu semble complexe et travaillé, les concepteurs essayeront toujours de le rattacher à une relation amoureuse entre différents personnages car c’est l’attribut principal du marché japonais visé. Or, lorsque le concept a été découvert en Occident, les joueurs se sont focalisés sur l’importance accordée à l’histoire et ont ainsi rassemblé toutes les variantes sous le même nom qui s’est peu à peu imposé.
2.Le choc des cultures : narration et présentation
Hyperdimension Neptunia, RPG de Compile Heart, capture d’écran de jeuxvideo.com
Le problème que pose cette appropriation c’est qu’il devient difficile de comprendre ce qui appartient au genre du visual novel ou non. En effet, les japonais utilisent majoritairement la présentation dite ADV (pour adventure game) : le personnage est représenté sous forme de sprite fixe par-dessus un décor fixe et le texte apparaît dans une boîte de dialogue. Or c’est une présentation extrêmement courante dans d’autres genres : on pense par exemple au tactical RPG avec la série des Disgaea, au RPG avec la série des Shin Megami Tensei ou encore Hyperdimension Neptunia. De fait, les joueurs occidentaux ont tendance à assimiler le format ADV et l’esthétique manga au visual novel. On pense ainsi à Koutarou Uchikoshi, qui a travaillé sur la saga de visual novel Infinity par le passé et s’est reconverti dans le jeu d’aventure avec une nouvelle franchise : la série des Zero Escape. Malgré le fait que ce soit un jeu basé sur le genre Escape the room habituellement catégorisé comme un sous-genre du point & click, la série est considérée comme un visual novel par beaucoup de joueurs occidentaux. C’est également le cas avec la populaire série d’enquêtes Phoenix Wright Ace Attorney. Ces quelques exemples prouvent bien que la définition est actuellement difficile à appliquer.
B.Le métamorphe : du livre au jeu
Pour essayer de comprendre le problème, il faut revenir aux fondements de ce qui fait un visual novel. Du fait de sa nature de roman interactif, on les compare souvent aux livres-jeux (ou Livres dont vous êtes le héros) dans la mesure où la seule mécanique de gameplay consiste souvent à faire des choix pouvant influencer l’intrigue. Ainsi, la plupart des visual novel proposent différentes fins possibles à l’histoire, avec des variantes que le joueur est encouragé à collectionner, et qui débouchent parfois sur une « vraie fin » qui reprendra toutes les questions en suspens pour y répondre. Là où la situation se complique c’est que le genre se présente sous la forme d’un spectre assez large.
1. Le kinetic novel : expression la plus pure du concept ?
Certains visual novel, les kinetic novel , se révèlent plus proches du livre car complètement linéaires : le joueur peut uniquement cliquer pour faire défiler le texte. Les kinetic novel sont bien sûr accompagnés de musiques et de graphismes, comme n’importe quel visual novel, mais se révèlent souvent beaucoup plus épurés et minimalistes dans leur approche. On pense à Planetarian du célèbre studio japonais Key ou à Narcissu, petite œuvre indépendante de stage-nana sortie en 2005.
Narcissu de stage-nana, édité en anglais sur Steam par le Sekai Project
Les kinetic novel peuvent également être utilisés de manière plus cinématographique comme une forme de feuilleton : c’est par exemple le cas d’Higurashi no naku koro ni, du studio japonais indépendant 07th Expansion, qui se découpe en huit chapitres rassemblés par la suite en deux gros jeux. Ensemble, Higurashi et Higurashi Kai (l’arc des questions et l’arc des réponses) forment près d’un million de mots pour une durée de lecture dépassant les 100 heures (selon la page VNDB ). On peut arguer que ce format épisodique, au demeurant assez rare, s’explique surtout par des contraintes de développement mais il semble au moins séduisant pour une poignée de développeurs. C’est par exemple l’argument marketing récemment élaboré par le studio indépendant ALICE IN DISSONANCE sur son compte Patreon : l’équipe définit sa production comme des « cinematic novel », c’est-à-dire par l’emprunt de techniques cinématographiques pour procurer au joueur une meilleure immersion via des mouvements plus dynamiques. Cette nouvelle approche est d’ailleurs appliquée dans la série épisodique Fault-milestone actuellement en cours de production et localisée en anglais.
2. Le phénomène de croisement : détournements et amalgames
Le kinetic novel représente le visual novel sous sa forme la plus pure, dénuée de tout gameplay, mais ce n’est pas l’unique incarnation du médium. En effet, d’autres visual novel sont plus proches du jeu vidéo car ils comprennent des mécaniques de gameplay empruntées à d’autres genres.
Loren the Amazon Princess, un RPG au tour par tour de Winter Wolves
Ces hybrides posent néanmoins problème dans la mesure où, à partir du moment où le visual novel est uniquement utilisé comme inspiration pour la présentation des phases de narration (au format ADV, par exemple), il n’en est plus vraiment un. Ainsi, les RPG au tour par tour comme Loren The Amazon Princess du studio italien Winter Wolves, ou les jeux d’aventure procéduraux comme Black Closet du studio anglo-saxon Hanako Games, ne sont parfois pas considérés comme des visual novel par VNDB (qui est en questionnement permanent sur l’acceptation ou non de ces hybrides), même si les entreprises concernés produisent par ailleurs régulièrement des visual novel en parallèle, et sont bel et bien enregistrées dans la base de données. Le médium agit alors comme un métamorphe et disparaît au profit du genre choisi pour les phases de gameplay. La revendication ou non du genre visual novel s’explique finalement par le choix du développeur : comme ce genre encore de niche peut être potentiellement rejeté par les consommateurs de Steam à cause du manque de gameplay, les créateurs occidentaux ont souvent recours au croisement pour essayer d’insuffler des mécaniques de gameplay au visual novel et le rendre plus acceptable aux yeux des acheteurs potentiels, voire s’en détacher pour être considéré comme jeu-vidéo à part entière.
Hatoful Boyfriend, un dating-sim édité en anglais sur Steam par Devolver Digital
Toutefois, il existe de nombreux hybrides qui restent catégorisés en tant que visual novel dans la mesure où ils arrivent à incorporer des éléments des deux genres sans que la différence ne se fasse sentir. C’est traditionnellement le cas des dating sim qui demandent au joueur de monter des statistiques particulières (souvent liés à des personnages de l’intrigue) pour débloquer les fins souhaités dans un contexte de romance. Les statistiques pouvant être invisibles (par exemple sélectionner un certain choix peut monter la jauge d’affection d’un personnage sans que cela soit représenté à l’écran), les dating sim sont généralement confondus avec les visual novel, ce qui rend le croisement pratiquement invisible. L’attrait du dating sim est qu’il demande davantage de participation du joueur. Un exemple célèbre pourrait être Hatoful Boyfriend, une œuvre parodique qui met en scène une histoire d’amour entre une héroïne humaine et des pigeons, représentés par des photos réalistes. Edité par Devolver Digital, Hatoful Boyfriend est un des rares dating sim à avoir connu le succès en Occident grâce à son synopsis décalé qui attise la curiosité.
C. Le visual novel et ses cousins : le contrôle contre la liberté
Comme on l’a vu, le visual novel est soumis à de nombreuses ambiguïtés qui rendent sa définition problématique, si ce n’est impossible. On peut cependant en retrouver les grands traits en le comparant à des genres similaires et en déduire ce qui fait véritablement son intérêt.
1.Le pouvoir de l’immersion
Ce qui démarque le visual novel d’un support uniquement textuel, que ce soit un roman, un livre-jeu ou une fiction interactive, c’est sa capacité à accentuer l’immersion. Grâce à sa direction artistique, le genre construit petit à petit une atmosphère qui aide le lecteur à ressentir les émotions voulues au moment voulu. Là où le lecteur exerce son imagination et se révèle actif à sa manière dans la lecture d’un livre ou d’une fiction interactive, un visual novel lui demande moins de travail sans entacher pour autant son implication dans l’histoire, du moment que celle-ci lui plaît. Ainsi, l’écrivain agit presque comme un metteur en scène en fabriquant une synesthésie à l’équilibre précaire pour garantir au lecteur une expérience narrative qui ait de l’impact.
Galatea, une fiction interactive d’Emily Short
2. La suprématie de l’histoire sur l’interactivité : le joueur spectateur
Mais la caractéristique principale du visual novel reste la manière dont il traite son joueur. Dans un jeu vidéo classique, le joueur est actif. Ainsi, dans un point & click, il pourra explorer les différents environnements mis à sa disposition pour résoudre des énigmes, dans une fiction interactive il s’agira de trouver des solutions à un problème en tapant différentes commandes, etc. Le jeu vidéo traditionnel offre un immense terrain de jeu où le joueur exerce une grande liberté, parfois au détriment de l’expérience narrative : certains évènements étant scriptés, l’intrigue n’évoluera pas forcément dans le sens voulu par le joueur, même si la liberté qui lui est accordé le laisse supposer.
A Fragment of Her, réalisé par Chronerion pour la Point & Click Jam de 2014
À l’inverse, le visual novel manifeste un contrôle quasi-absolu du créateur sur le joueur : celui-ci n’est plus traité comme une entité pouvant contrôler les personnages, mais un simple spectateur qui subit l’histoire avec eux. Du fait des possibilités d’interaction extrêmement limitées, le scénariste choisit précisément la marge de manœuvre qu’il laisse au joueur à travers les choix éventuellement présents (ceux-ci peuvent être esthétiques, débloquer des variantes minimes ou avoir une réelle influence sur le déroulement de l’intrigue). Cette vision du jeu est directement issue de l’héritage culturel nippon dans la mesure où les RPG japonais ne traitent pas le joueur de la même manière que les RPG américains. On retrouve cette vision dans les bishoujo game et les otome games de par leur structure très codifiée : les choix ne servent pas tant à influencer l’intrigue qu’à faire entrer le protagoniste dans la route du personnage de son choix. Ces routes sont, au fond, relativement linéaires et servent avant tout à raconter l’histoire du héros ou de l’héroïne. Ainsi, dans Grisaia no Kajitsu , un bishoujo game de plus de 50 h de lecture qui a rencontré un fort succès au Japon et récemment localisé en anglais, les choix significatifs sont au nombre de deux : un pour choisir l’héroïne et un pour déterminer si le joueur va obtenir la bonne ou la mauvaise fin de l’héroïne en question. À partir de là, il semble illusoire de considérer le visual novel comme un Livre dont vous êtes le héros, dans la mesure où le genre accorde finalement peu d’importance aux choix du joueur. Il peut même parfois l’obliger à finir la route d’un personnage avant d’en débloquer un autre ou lui imposer une fin libellée « Vraie fin » qui est alors considérée canon.
Il est à noter que les jeux d’aventure épisodiques tels que The Walking Dead ou Life is Strange sont parfois considérés à tort comme des visual novel car ce sont des jeux fortement scénarisés. Pourtant le médium n’est pas tant identifiable par l’importance de l’histoire que par l’importance du texte et l’impossibilité pour le joueur d’exercer un contrôle autre que superficiel, même s’il est bien sûr difficile d’évaluer exactement à partir de quelle proportion de gameplay, une œuvre cesse d’être un visual novel pour devenir un jeu.
Life is Strange, un jeu d’aventure du studio français Dontnod
Malgré un nombre encombrant d’ambigüités qui empêchent de le théoriser précisément, le visual novel demeure un médium fascinant justement parce que chaque développeur s’en empare pour développer sa propre vision de ce que doit être le genre. Il existe désormais des pratiques très variées, s’inspirant plus ou moins du Japon, mais qui se rejoignent toutes par ces deux traits communs : l’utilisation quasi-exclusive d’illustration 2D statiques et par une interactivité extrêmement limitée laissant la part belle aux éléments scénaristiques. Afin de mieux comprendre le visual novel, il convient donc de s’arrêter sur plusieurs exemples professionnels, plus ou moins récents, pour en retirer ce qui fait le succès grandissant du genre en Occident.