A. Publications commerciales : le juteux marché pour filles
1. Le free-to-play adapté aux otome game : le succès fulgurant de Beemoov
Alors que les studios indépendants anglo-saxons se multiplient, la France ne possède qu’un seul étendard : Beemoov. Fondé en 2006 par Benoit Guihard et Jean-Philippe Tessier, Beemoov est un studio indépendant situé à Nantes qui a su se positionner sur le marché des jeux en ligne pour filles. Il s’agit désormais d’une Société par Actions Simplifiées au capital social de 200 000 euros qui compte près d’une vingtaine de salariés. C’est avec le jeu de mode en ligne Ma-Bimbo.com sorti en 2007 que la firme trouve son premier succès et se développe rapidement en lançant différents projets, tels que CroMimi, jeu d’élevage de rongeurs. Mais c’est Amour Sucré, lancé en 2011, qui nous intéresse principalement.
Ma-Bimbo.com, Beemoov
Amour Sucré est un jeu gratuit disponible sur navigateur qui reprend les codes typiques des otomes games tant au niveau de la présentation (esthétique manga, format ADV) que du sujet traité (romance, multiples personnages à conquérir avec des choix). Beemoov y ajoute des mécanismes de gameplay empruntées au free-to-play et des mini-jeux pour en faire un mélange hautement attractif. Ainsi, le joueur est libre de se déplacer parmi différents décors, ce qui déclenchera des dialogues en fonction des personnages présents dans tel ou tel lieu. Or chaque déplacement consomme des points d’action et le jeu encourage les allers-retours. Le joueur doit donc, soit attendre que ses points d’action se rechargent, soit en acheter directement avec de la monnaie réelle (payable par différents moyens, dont le SMS, une stratégie courante lorsque l’on vise un public relativement jeune). De même, en fonction des choix réalisés, des illustrations des différents garçons à séduire se débloquent, et il n’est possible de refaire les différents épisodes qu’en dépensant davantage de points d’action, ce qui stimule la rejouabilité du titre.
Il existe en outre pléthore de petites options payantes comme des costumes ou des objets. En effet, dans Amour Sucré comme dans Eldarya, un autre otome game plus récent de Beemoov qui se déroule dans un contexte fantastique, l’aspect « relooking » demeure assez présent et plébiscité par les joueurs : l’avatar féminin est donc entièrement customisable. Cet aspect renvoie bien sûr aux débuts de l’entreprise avec Ma-Bimbo mais la particularité d’Amour Sucré est qu’au lieu de présenter une aventure finie, comme le font habituellement les otome game, il se découpe en épisodes. Un nouvel épisode sort ainsi régulièrement tous les deux ou trois mois, ajoutant un petit bout d’histoire avec son lot de rebondissements, ce qui en fait une saga-fleuve très similaire à une série télévisée. Certains épisodes sont spécifiquement publiés pour coller à des évènements tels que Noël ou la Saint Valentin.
Compte d’une joueuse d’Amour Sucré, Beemoov
Amour Sucré cible très spécifiquement les jeunes adolescentes rien qu’avec son univers (un lycée typique) et possède même une page d’informations destinée aux parents pour les informer sur les transactions en ligne. La formule connaît un succès certain puisque, outre ses 436 000 abonnés sur Facebook et les 6 805 579 inscriptions revendiquées, Amour Sucré a été décliné en plusieurs langues et en une multitude de produits dérivés parfois surprenants. Ainsi, en plus d’un agenda, d’une série de manga et de figurines (disponibles sur le stand de l’éditeur Kazé durant Japan Expo 2015), il existe une application de réveil pour que les joueuses puissent s’endormir aux cotés de leur personnage masculin préféré. De plus, plusieurs campagnes de publicité TV ont été réalisées et diffusées sur TF1.
Bref, Amour Sucré est une franchise populaire et visiblement lucrative puisqu’Eldarya a récemment été lancé dans ses pas. Un succès qui attise les convoitises puisque des concurrents voient progressivement le jour pour se partager ce juteux marché.
2. “Is it Love ?”, “French Kiss The Visual Novel” : l’émergence d’une concurrence
Fondé en 2014 par Claire et Thibaud Zamora, deux anciens de Feerik qui concurrençait déjà Ma-Bimbo avec le similaire OhMyDollz, 1492 Studio est une SARL unipersonnelle possédant 50 000 € de capital social. Leur première production, Is it Love ? – Carter Corp. se définit comme une histoire d’amour interactive disponible sur l’App Store et Google Play, et se révèle donc plus proche des otome game japonais via le choix du support. Bien que gratuit, Is it Love ? utilise un système similaire à Amour Sucré en restreignant la capacité d’actions des joueurs (ici nommée « énergie ») et propose une aventure épisodique avec des bonus payants. À la différence de Beemoov, 1492 Studio semble viser un public légèrement plus mature dans la mesure où son synopsis n’est pas sans rappeler le succès commercial, 50 nuances de Grey, déjà populaire auprès du marché féminin.
Is is Love ? Image promotionnelle de 1492 Studio
Egalement disponible sur l’App Store et Google Play, un tout nouveau otome game sur mobile vient de faire son apparition depuis le 15 juin 2015 : FrenchKiss – The Visual Novel de Nemorius. Mettant en scène, une jeune japonaise venant s’installer à Paris, FrenchKiss suit un chemin très similaire à ses aînés : il est possible de customiser l’apparence de l’héroïne comme dans Amour Sucré, mais l’aventure est globalement plus proche d’un otome game traditionnel comme Is it Love. Cependant, il est difficile d’estimer si ce nouveau venu se révèlera un concurrent sérieux dans la mesure où il est très difficile d’obtenir plus d’informations sur Nemorius : aucune société n’est enregistrée sous ce nom et le site web est entièrement vide et ne contient qu’un module Facebook. On pourrait supposer que les développeurs n’exercent pas cette activité de manière principale, ce qui est étrange puisque, si French Kiss a bien une introduction gratuite, le premier chapitre coûte 1,99€. Au-delà de ces considérations juridiques, ni Is it Love avec ses 25 966 abonnés Facebook, ni Frenck Kiss avec ses 1 517 abonnés, ne sont encore suffisamment populaires pour faire de l’ombre aux 435 940 abonnés d’Amour Sucré ou aux 85 389 abonnés d’Eldarya sur Facebook.
Frenck Kiss – The Visual Novel
On peut bien sûr débattre de la conformité ou non de ces jeux avec la définition de visual novel mais il n’en reste pas moins que ce sont les seules productions commerciales existants en France actuellement. En effet, les seules œuvres en dehors du marché dit « pour filles » sont en réalité des productions d’amateurs.
B. Publications amateurs : une communauté parcellaire et embryonnaire
Un amateur est un créateur qui exerce en dehors des circuits traditionnels : il ne possède pas de budget, n’a parfois même que des connaissances sommaires en matière de conception de jeux-vidéo, et œuvre seul ou en petite équipe. La plupart du temps, un développeur amateur ne recherche pas le profit dans la mesure où il fait de la création un passe-temps, il met donc généralement ses travaux à disposition gratuitement dans le seul but d’obtenir des retours des joueurs. Il se trouve que la production de visual novel francophones est quasiment uniquement l’apanage d’une poignée d’amateurs motivés mais peu visibles.
1. L’abandon partiel du seul développeur français sur Steam : les déboires d’OG-ZONE
En dehors du marché pour filles, il n’existe en réalité qu’un seul visual novel commercial : Snow Light. Il s’agit d’une histoire interactive vendue par OG-ZONE Digital Entertainment sur Windows, Mac et Linux. Bien qu’OG-ZONE ne soit pas enregistré en tant que société officielle, il s’agit bien de l’unique développeur français à avoir été accepté sur Steam via Greenlight. Snow Light, leur seul visual novel pour l’instant, est une histoire d’espionnage mettant en scène l’héroïne éponyme, une tueuse expérimentée, dans un monde futuriste. La particularité de ce jeu est de se présenter sous une forme bien plus cinématique : au lieu d’avoir recours au format ADV habituel, le développeur opte pour des illustrations complètes, souvent animés, et les scènes d’action sont accompagnées de QTE que le joueur doit exécuter correctement.
Snow Light, bannière promotionnelle
Cependant, bien que Snow Light ait été téléchargé par près de 5000 personnes, l’œuvre essuie des critiques globalement très négatives sur Steam et son prix a été provisoirement élevé à 99,99$, sans doute par protestation, même si aucune déclaration officielle n’explique cette décision. En outre, OG-ZONE a tenté de monter deux campagnes de financement participatif durant l’été 2014, une sur Indiegogo et une sur Kickstarter, dans le but de financer une nouvelle série. Cependant elles se sont toutes deux soldées par un échec, laissant le flou quant à l’avenir du studio.
2. Des créateurs « bénévoles » éparpillés et isolés : Korova, Atelier Dreamnoid et Träumendes Mädchen
Snow Light reste l'exception parmi les créateurs de visual novel français dans le sens où il s’agit d’un projet commercial, qui plus est accepté sur Steam, bien que le studio ne soit pas officiel. Ce n’est pas le cas de la majorité des productions qui ne se cachent pas d’être purement l’œuvre d’amateurs motivés mais aux ressources limitées.
On compte par exemple les visual novel de Korova, professeur en lycée, qui bricole seule à l’aide de ressources mis à disposition du domaine public. C’est aussi le cas de Dri, ingénieur développeur qui travaille dans le milieu du jeu-vidéo et a déjà par le passé cofondé sa propre société, depuis abandonnée. En marge de son métier, il conçoit seul des visual novel sous le label Atelier Dreamnoid en s’occupant aussi bien du code, de l’histoire et des graphismes. Son premier projet, Last (K)night lui aura toutefois pris 3 ans de développement, et son second situé dans le même univers, Code Muse, près d’un an. Là où Korova élabore des histoires très courtes inspirées de mot-clef, Atelier Dreamnoid construit un univers d’urban fantasy relativement conséquent.
Clair Obscur, un projet uniquement élaboré à partir du domaine public
De manière générale, les visual novel français finalisés proviennent souvent d’un seul individu, probablement parce que l’envergure des projets est plus modeste. De fait, il existe très peu d’équipes qui soient suffisamment productives, hormis peut-être Träumendes Mädchen. Derrière ce nom germanique se trouve en fait une dizaine de français, pour la plupart étudiants, qui produisent des visual novel à l’occasion de game jam, ces compétitions de développement de jeux-vidéo. Ils participent ainsi à la fois à des game jam spécifiques au visual novel (comme le Nanoreno, un concours organisé par la communauté anglophone Lemmasoft) et au Ludum Dare.
3. Le cas de la création de visual novel en Suisse : Endless Seasons
Côté francophonie, le constat est le même. Il existe actuellement un seul développeur de visual novel suisse : Endless Seasons, une petite équipe d’étudiants basée à Lausanne. La particularité de ce groupe est qu’il ne se focalise pas uniquement sur le visual novel mais développe tout un florilège d’activités autour des questions LGBT, y compris de l’autopublication de nouvelles ou de fanfictions, la traduction en français de documentaires sur le jeu vidéo queer ou du jeu-vidéo à visée éducative. Le visual novel reste tout de même le cœur d’Endless Seasons puisqu’ils en ont fini deux (Cardiff_Insane Letters et Closed / Needs, deux œuvres qui se focalisent sur l’introspection) et travaillent en parallèle sur un projet conséquent traitant de questions philosophiques et sociales, Système Isolé, sorti de manière fragmentée. L’autre spécificité d’Endless Seasons est qu’à l’exception de Cardiff_Insane Letters, leur production est uniquement accessible dans les conventions où ils se rendent en tant que créateurs amateurs. Ainsi Closed / Needs était vendu à la Japan Impact 2015 se déroulant à l’école polytechnique de Lausanne et le dernier épisode en date de Système Isolé à Japan Expo 2015 de Paris.
Cardiff_Insane Letters, un projet expérimental - Capture de la version anglaise
Il existe évidemment d’autres développeurs que l’échantillon présenté ici mais ceux-ci sont souvent « invisibles » dans la mesure où il ne possède pas forcément de site web ou même de comptes sur les réseaux sociaux pour les tracer. De plus, la plupart de ces développeurs n’ont réalisé qu’un seul projet avant de disparaître ou une simple démo d’un projet continuellement en hiatus. Difficile dans ces conditions de dresser un tableau fidèle de la création de visual novel en France. Pour ces quelques « survivants », il existe pléthore d’échecs que nous allons à présent analyser pour tenter de comprendre ce qui pose problème.
C. La longue liste des « échecs » : entre amateurisme total et volonté de se professionnaliser sans moyens concrets
1. Les visual novel « blagues » : des communautés sans réelles idées
Parmi les projets de visual novel qui ne voient jamais le jour, il en existe un type récurrent : le projet « communautaire ». Il s’agit à l’origine d’un groupe de fans qui se constitue autour d’un intérêt commun et échangent, souvent par le biais d’un forum. Ces mêmes fans peuvent, en entendant parler du visual novel, décider d’en réaliser un qui ait pour thème leur intérêt commun. Le premier projet de ce genre se nomme Higashi no Ginga SÜ;PER Shounen Kakumei Lyrical Sebastian no Densetsu et a été lancé par un groupe de blogueurs en juin 2009. Leur idée était de concevoir un visual novel parodique qui mettrait en scène des représentations féminines de chaque blogueur appartenant à leur cercle, le tout dans de multiples cadres typiques de la culture japonaise : un cadre scolaire en lycée, un hôpital, un manoir, un univers avec des pouvoirs magiques, etc. Sur le wiki, maintenant supprimé, du projet, on pouvait voir près d’une trentaine de contributeurs uniquement pour la partie scénaristique. Le projet n’a jamais dépassé le stade de quelques dessins conceptuels, dans la mesure où le principe de base était en soi une blague que les principaux concernés ne prenaient pas au sérieux. La plupart des blogueurs se sont en réalité contentés de jeter quelques idées à la va-vite et très peu se sont réellement atteler à en extraire du concret. De plus, les multiples intrigues imbriquées, toutes possédant un contexte différent et des personnages différents, rendaient le projet matériellement infaisable.
Une des rares archives restantes du projet SebaDen
Ce premier brouillon a cependant inspiré un an plus tard les habitués d’un forum affilié à tenter leur chance. Le « projet VN » fut une tentative de réaliser un visual novel de l’univers La mélancolie d’Haruhi Suzumiya, un anime japonais ayant rencontré un petit succès en France lors de sa diffusion et localisation. De 2010 à 2011, le projet a tant bien que mal tenté de recruter des volontaires dans les membres du forum mais l’organisation ne pouvait pas fonctionner dans la mesure où l’équipe provisoire n’est jamais arrivée à s’entendre sur une idée de scénario. Sur certains anciens posts, on peut voir qu’il y avait plus de dix personnes censées travailler sur l’écriture mais aucune coordination. De plus, les personnes en charge de la production ou du test étant déjà recrutées, elles se sont vite découragées en constatant que rien n’avançait. Le plus gros problème de ce projet est bien l’absence d’un manager pour trancher et recadrer les efforts des volontaires, ce qui les a tous conduit à abandonner au bout de quelques mois sans jamais rien produire. Les archives sont ainsi assez explicites sur le mécontentement des différents membres sur ce point.
On peut imaginer que l’absence de management est aussi ce qui a plombé, un an plus tard, un autre forum encore affilié, Vocaloid.fr, dans son propre projet de visual novel. Encore une fois, l’idée de base était assez vague et a rapidement sombré dans l’oubli car il manquait l’élément crucial : le scénario. Il existe moins d’archives sur le visual novel Vocaloid proclamé en 2012 que sur celui d’Haruhi mais on peut globalement en déduire que les trois projets précédemment cités souffrent du même défaut : le manque de motivation. Aucun volontaire ne souhaitant réellement hériter des rênes et devoir prendre des décisions, le groupe déjà très hétéroclite n’avait aucune chance de se coordonner pour produire du concret. Chacun de ces visual novel partait au fond d’une blague plus que d’une idée et personne n’était capable de visualiser une histoire entière qui puisse en être issue.
2. Otome games : quand des rêveurs sans expérience voient trop gros
Suite au succès d’Amour Sucré, une communauté française fan d’otome games s’est peu à peu formée sur Facebook. Il est donc tout naturel de voir des poignées de fans se constituer des groupes et rêver de concevoir leur propre otome game. Ces projets sont particulièrement difficile à dénicher pour tout œil extérieur à la communauté du fait de la difficulté de plonger dans les archives de Facebook mais ils se révèlent relativement nombreux…et beaucoup d’entre eux voient trop gros.
17th Spring pourrait faire figure d’exemple particulièrement ancien dans la mesure où il aurait démarré, selon l’aveu des créateurs, en 2011. Après un changement total d’équipe entre 2014 et 2015, le projet peine toujours à produire une démo. Il s’agit d’un otome game réalisé sur RPG Maker et mettant en scène une école japonaise où l’héroïne pourra séduire trois garçons différents. Au-delà de la difficulté initiale pour de jeunes adolescentes sans expérience de finaliser un otome game, même court, le projet semble bourré de complications : ainsi une des scénaristes annonce en mars 2015 que le jeu nécessite une quarantaine de sprites, en plus de l’intégralité de l’école en pixelart. En outre, elle évoque le fait d’avoir bientôt fini la fiche des personnages et refuse régulièrement de dévoiler plus que les sprites des trois garçons. Malgré ces difficultés d’avancement, l’équipe lance tout de même une campagne de financement participatif sur Ulule pour rassembler suffisamment d’argent pour obtenir un stand à Japan Expo 2015. 17th Spring amassera en tout 381€, soit plus que sa mise initiale de 250€ et l’équipe se rendra bel et bien en convention pour faire la promotion du jeu et proposer des produits dérivés sans arriver toutefois à finir à temps la démo de jeu promise (Note : Un premier épisode aura finalement vu le jour fin décembre 2015 mais sa durée de jeu reste difficile à estimer). Cela n’empêche pas l’équipe de proposer une section de forum où les fans peuvent d’ores et déjà expliquer quel personnage du jeu est leur préféré et pourquoi.
Dans le même registre, Kahandra est un otome game de type fantastique en développement depuis juillet 2013. Les membres de l’équipe sont encore une fois très jeunes, le scénariste et illustrateur principal passait par exemple son baccalauréat en juin 2014 mais son aide n’a que 14 ans, et restent bloqués sur la démo. Si on en croit leur site web, seul le premier jet de celle-ci est finalisé, et l’univers qu’ils espèrent créer déborde de créatures fantastiques qui possèdent toutes un design. Lovely Idol de Kayume Studio (Note : la page Facebook a été récemment supprimée), en développement depuis mai 2014, et Aryamaïn, en développement depuis décembre 2014 sont également dans la même situation : ce sont des projets d’otome game n’ayant jamais sorti la moindre démo. Cependant la particularité de ce dernier est d’avoir annoncé non seulement pouvoir choisir le genre de son avatar et des personnages à séduire, mais en plus de proposer un système de guildes, de mini-jeux (dont des courses, des duels, des batailles et des puzzles), des bonus cachés et un système de comptes permettant au joueur de créer près de 3 personnages par compte.
Des projets comme précédemment cités, on en trouve beaucoup sur Facebook et ils sont tous issus de très jeunes adolescents qui ont, certes, beaucoup d’idées et de motivation, contrairement aux projets « blague », mais qui voient beaucoup trop gros du fait de leur manque d’expérience et tentent de reproduire le succès de Beemoov sans en avoir les compétences ou les moyens, ce qui mène invariablement à un temps de conception interminable où chaque ressource prend des années.
3. Catharsis ou les ravages du feature creep
En marge, il existe bien des équipes un peu plus sérieuses dont l’échec est plus surprenant. C’est le cas de V.Gear dont les membres sont déjà rôdés aux visual novel. En effet, chaque année en 2011 , 2012 et 2013, un concours de création de visual novel est organisé par le cercle No-Xice, collectif sans statut qui arpente les conventions de France ayant pour thème le Japon. Ce concours a lieu à l’occasion d’Epitanime, la convention de l’école parisienne d’ingénieurs Epita, et se déroule en une journée entière. Le fondateur de V.Gear y participe ainsi avec un nom d’équipe toujours différent mais remporte trois fois de suite le dit concours, bien vite rejoint par les différents membres. Les visual novel produits sont bien sûr extrêmement courts et parodiques, mais cela leur assure un début d’expérience dans le domaine. L’équipe formée à l’occasion du dernier concours s’officialise sous le nom de V.Gear et annonce dans la foulée, en mai 2013, un premier projet : Catharsis, où la lutte entre deux joueurs qui inventent à tour de rôle une histoire.
Sur le blog de développement tout juste lancé, l’objectif de l’équipe semble clair : finaliser Catharsis pour Japan Expo 2013 qui a lieu la première semaine de juillet. Un projet censé être court, puisqu’il est présenté comme un kinetic novel de 3-4h de lecture, ce qui est généralement bon signe lorsque l’on débute dans la création. Pourtant, à la sortie d’une démo, le 18 juin, la durée prévisionnelle est allongée à 6-7h, un signe malheureusement avant-coureur puisque le jeu complet ne sera pas prêt à temps. Dans son article, le fondateur avoue que le projet s’est révélé plus ambitieux que prévu mais promet d’aller jusqu’au bout en estimant avoir besoin de trois mois supplémentaires. Aucun avancement officiel ne sera plus communiqué sur le blog après cela et le dernier message posté sur les réseaux sociaux date de mai 2014. Alors, comment expliquer cette déconvenue alors que le projet semblait bien parti ?
Image promotionnelle de Catharsis
L’élément-clef dans l’échec de Catharsis pourrait être l’absence soudaine de date butoir : pour le concours de visual novel, comme pour la démo, l’équipe disposait d’une limite claire et établie qui leur permettait de travailler. Or, une fois la date de Japan Expo manquée, il n’y avait plus de limite imposée et cela a pu paraître trompeurs : les membres ont certainement cru avoir tout le temps nécessaire ou avoir surmonté l’étape la plus difficile. De plus, lorsqu’on jette un coup d’œil à la démo produite en l’espace d’un mois et demi, on se rend compte qu’outre sa durée extrêmement faible (à peine une demi-heure), celle-ci n’était constituée que d’une poignée de ressources graphiques : l’interface par défaut du logiciel était à peine retouchée, il n’y avait que quelques variations d’un unique décor de plage, en plus d’un dégradé de couleurs, pour figurer les décors, et seulement trois personnages et une illustration. Le résultat est certes très honorable pour une démo mais un peu en deçà de ce dont une équipe relativement expérimentée, composée qui plus est de deux artistes différents, est capable de produire en un mois (on peut notamment la comparer avec les visual novel réalisés lors du concours Nanoreno de Lemmasoft). En excusant les différents membres à cause de la période d’examens qui apporte une difficulté supplémentaire, on peut tout de même en déduire que l’équipe n’était pas assez habituée aux productions d’ampleur pour se permettre de débuter avec un gros projet. C’est ce que les développeurs de jeux-vidéo nomment habituellement le « feature creep », ou la tendance à rajouter toujours plus d’éléments à un projet, au risque de causer son annulation. Avec le recul, Catharsis est très certainement un projet victime de feature creep en interne et de surestimation des capacités de l’équipe, ce qui a conduit à sa disparition silencieuse.
Le visual novel est un sujet d’étude délicat à saisir : fruit de multiples malentendus, sa définition précise reste encore au cœur de nombreux débats, et ce alors même que le médium commence doucement à faire parler de lui outre-Atlantique. L’arrivée récente de centaines de titres différents sur Steam laisse à penser qu’un public se dessine pour ce genre d’œuvres. Malgré cela, la France accuse un sérieux retard dans le domaine. Hormis sur le marché spécifique des jeux pour filles inspirés des otome game où le studio Beemoov, qui tenait jusque-là le monopole, se fait progressivement concurrencer, il n’existe aucune production commerciale sérieuse ou du moins rencontrant un tant soit peu de succès dans l’Hexagone, et encore moins sur la plateforme de Valve. Actuellement, le marché français de création de visual novel reste balbutiant, voire quasi-inexistant. Seule une poignée d’amateurs occupe le terrain, dont une partie a même tendance à « s’expatrier », c’est-à-dire à viser directement le public anglo-saxon. Ce phénomène a donc tendance à invisibiliser encore plus un marché naissant.
Cependant on peut espérer que la situation s’améliore dans les années à venir, grâce à la démocratisation progressive du médium et à un effet « boule de neige ». En effet, plus le visual novel sera répandu, plus il y aura de chances que des développeurs s’emparent à leur tour du concept pour en produire leur propre version. De fait, le vide actuel est la résultante de la méconnaissance des années passées et il n’est pas à exclure que des studios indépendants se tournent déjà vers ce genre.