Partie 1 : Les multiples ambiguïtés d’une définition
Partie 2 : L’explosion du visual novel anglo-saxon : Trois exemples commerciaux réussis significatifs
Partie 3 : La création de visual novel francophone : un retard important
En effet, le visual novel à l’international est longtemps resté cantonné à une niche d’amateurs restreints : jusqu’à récemment, il n’y avait que deux entreprises spécialisées dans la localisation de productions japonaises (JAST USA et Mangagamer ), celles-ci étaient presque toujours pornographiques, et il n’y avait qu’une poignée de studios indépendants anglo-saxons en parallèle pour proposer de la création originale. Ainsi entre 2012 et 2013, il y avait moins de 5 titres disponibles sur Steam, preuve de la difficulté du genre à s’imposer. Or, avec l’assouplissement des conditions d’accès début 2014, la donne est rapidement en train de s’inverser. Rien qu’en 2014, une trentaine de titres en anglais ont fait leur apparition sur le catalogue de Steam et déjà près d’une cinquantaine pour l’année 2015 (analyse effectuée à partir de la liste des titres répertoriés « visual novel » sur Steam).
Et c’est sans compter les nombreuses campagnes de financement participatif qui prolifèrent, transformant peu à peu la niche en un marché potentiellement profitable.
A. La localisation de Clannad : amener un classique japonais en Occident
1. Présentation
Clannad est un des visual novel phare du très populaire studio japonais Key. Sorti en 2004, il est d’une durée considérable (plus de 50h de lecture) et représente le premier projet tous publics de Key, qui jusque là suivait la tendance 18+ . L’histoire, comme beaucoup de visual novel nippons, met en scène un lycéen, Tomoya Okazaki, qui va croiser la route de plusieurs héroïnes, chacune possédant un passé plus ou moins lourd, et il s’agira pour lui d’apprendre à s’ouvrir aux autres et notamment à l’héroïne principale, Nagisa Furukawa.
Il est difficile d’estimer le poids des ventes de Clannad au Japon, cependant on sait que le titre est arrivé numéro 1 du top 50 des bishoujo games organisé par le magazine Denkegi G en 2007 , et que c’est de loin le jeu qui a le plus popularisé le type du nakige, dont le studio a fait sa marque de fabrique. Le nakige, littéralement « jeu qui fait pleurer », est un bishoujo game qui commence par une route commune joyeuse et qui plonge dans le drame lors des routes individuelles des héroïnes pour obtenir du joueur une réponse émotionnelle, avant de conclure par un retournement de situation heureux ou du moins positif.
La réputation de Clannad a attiré de nombreuses adaptation, dont un dessin animé en deux saisons en 2007 par le très en vogue studio Kyoto Animation qui a popularisé l’histoire en Occident. Ce n’est qu’en 2012 qu’un groupe de traduction amateur s’empare du jeu pour proposer un patch anglais clandestin à la qualité contestée. Les choses auraient pu s’arrêter là si Visual Art’s, la maison-mère de Key, ne s’était pas intéressé de très près au marché occidental. En effet, si l’on en croit une interview de 2013 du président de minori, une entreprise japonaise similaire et réputée qui a frôlé la faillite , la niche de joueurs sur laquelle se reposent tous les studios de bishoujo games japonais se réduit d’années en année. Cette information peut expliquer ce qui pousse les studios nippons à timidement se tourner du côté du public international, qui recèle un potentiel intéressant.
2. L’incroyable succès de la campagne de financement participatif et ses conséquences
C’est dans ce cadre que Visual Art’s a passé un partenariat en 2014 avec le Sekai Project, une jeune startup de localisation dont la stratégie est d’utiliser le financement participatif, ainsi que Steam, au cœur de leurs négociations. La particularité du Sekai Project, contrairement aux entreprises de localisation précédemment citées, est de privilégier le contenu non-pornographique pour permettre une sortie sur la plateforme de Valve. Ils éditent tout de même des productions au contenu érotique mais les réservent généralement pour une édition « adulte » spécifique vendue sur une boutique à part, tout en proposant une version censurée sur Steam. L’utilisation du financement participatif, traditionnellement un outil de développeur, est en réalité pour eux une manière de convaincre les ayant-droits japonais de l’existence d’une audience anglophone suffisante.
C’est ainsi qu’ils ont conjointement lancé avec Key un Kickstarter en novembre 2014 pour proposer une traduction anglaise officielle de Clannad. La mise de départ de 140 000$ a été réunie en l’espace de 24h, ce qui montre l’engouement des fans occidentaux, et ce malgré l’existence préalable du patch pirate. Au total, le Kickstarter récoltera près de 540 000$, ce qui en fait la campagne la plus financée à l’échelle du visual novel (Note : Ce score a depuis été battu par la campagne de localisation de Muv Luv, autre titre très connu des fans, qui a dépassé le million en novembre 2015). En effet, contrairement aux autres jeux-vidéo, les visual novel demandent généralement des sommes beaucoup trop basses, dépassant rarement les 10 000$.
Stand conjoint de Front Wing et Key lors de Japan Expo 2015
Visual Art’s s’est montré suffisamment convaincu par le succès de ce partenariat pour lancer un site web anglais qui répertorie leurs déplacements à travers le monde, une première pour un studio japonais . Ils se sont notamment arrêtés à l’Anime Expo 2015 de Los Angeles et à la Japan Expo 2015 de Paris où ils tenaient un stand proposant des produits dérivés de leurs jeux. Dans le cas de Japan Expo, il s’agissait d’un stand conjoint avec un autre studio japonais connu ayant également réalisé un Kickstarter en partenariat avec le Sekai Project : Frontwing (seconde campagne la plus financée avec 475 000$) .
Le succès de Key, et dans une moindre mesure celui de Frontwing, prouvent qu’il existe réellement un marché pour le visual novel au de-là du Japon et ce, malgré le fossé culturel.
B.Un indépendant symptomatique de l’obsession envers le Japon : Sunrider
L’arrivée du Sekai Project en 2014 a profondément bouleversé le paysage du visual novel en Occident. Avant même de frapper un grand coup avec la localisation de Clannad, la startup a choisi de réaliser trois Kickstarter successifs dans le but de traduire des visual novel japonais indépendants (ou doujin) alors que ceux-ci sont habituellement négligés. Cette stratégie originale semble payante puisque la jeune entreprise possède une force de communication considérable (environ 9 600 followers sur Twitter et 8 600 sur Facebook). C’est sans doute pour mettre cette force de frappe à contribution que le Sekai Project a eu l’idée de publier des visual novel indépendants non-japonais, devenant du même coup le tout premier éditeur officiel en la matière. Leur première acquisition : Sunrider .
1. La franchise Sunrider : faire du neuf avec du vieux
Homeward, premier visual novel de Love in Space
Sunrider, développé par Love in Space, constitue presque un cas d’école. Le chef de projet, Sam Yang, a ainsi longtemps fait partie de la communauté Lemmasoft, le plus gros forum international autour de la création de visual novel où débutent la plupart des aspirants-développeurs. Son premier jeu sorti gratuitement en 2012, Homeward, a été entièrement conçu par lui seul et suit de très près les codes du bishoujo game japonais. Malgré une production modeste, Homeward lui a valu un petit succès d’estime auprès des fans du genre. En 2013, il annonce alors Sunrider , un projet plus ambitieux qui mélange les héroïnes traditionnelles du genre du bishoujo game et un univers space-opéra avec des robots géants. La particularité de Sunrider est de proposer des combats au tour par tour mettant en scène des vaisseaux, donc des phases de gameplay proches du tactical RPG. Ces phases restent toutefois anecdotiques dans la mesure où elles ne font que rythmer la progression du scénario et qu’une mise à jour ultérieure a même proposé un mode les supprimant (le « Visual Novel Mode »).
L’intrigue de Sunrider est assez classique : le joueur incarne un capitaine de vaisseau qui se retrouve pris dans un conflit intergalactique. Il aura la possibilité de se rapprocher des héroïnes qui composent l’équipage du vaisseau et qui représentent chacune un point de vue différent. Fort de l’engouement suscité par sa demo, Sam Yang lance en décembre 2013 un Kickstarter demandant une mise réduite de 3 000 $ qu’il obtient en trois jours à peine . Au total, la campagne ramassera 44 000 $, ce qui est assez rare pour un projet de visual novel indépendant.
Sunrider: Mask of Arcadius, Love in Space
2. L’imitation des codes des bishoujo game japonais
Sunrider est en réalité découpé en deux épisodes, sortis au cours de l’été 2014 sur Steam. La gratuité du jeu est probablement sa plus grande force puisqu’il a été téléchargé par pas moins de 334 000 personnes , ce qui en fait le second visual novel le plus populaire sur la plateforme de Valve. Suite à ce succès, Love in Space a décidé de développer davantage la franchise en produisant un spinoff du nom de Sunrider Academy en avril 2015 qui met en scène les personnages de Sunrider dans un contexte lycéen. Le capitaine est désormais un étudiant ordinaire qui va devoir gérer les différents clubs de son école, tous dirigés par une héroïne. Il est à noter que ce nouvel opus est un dating-sim centré sur la romance.
Si la saga puisait déjà ses inspirations dans les animes japonais, dans la mesure où chaque héroïne représente un stéréotype apprécié des amateurs du genre, le spinoff colle encore plus près à la formule traditionnelle. Non seulement le jeu contient des scènes pornographiques, à l’instar d’Homeward, mais le développeur a également recruté une chanteuse japonaise connue du milieu (dont le pseudonyme est μ) pour en chanter le générique . Ce qui est troublant c’est que Sam Yang a poussé le comble jusqu’à annoncer son projet en le faisant passer pour un vrai bishoujo game japonais (via des captures d’écran avec du texte japonais diffusées sur les réseaux sociaux ). Ce nouveau jeu, vendu 29,99$, a tout de même été acheté par 13 800 joueurs sur Steam . En parallèle, le développeur dispose également d’un Patreon qui lui rapporte 4 320$ par mois , ce qui en fait un des visual novel les plus soutenus sur cette plate-forme .
Sunrider Academy, Love in Space
À l’occasion de l’Anime Expo 2015, Sam Yang a dévoilé la conclusion de Sunrider sous la forme d’un nouveau jeu dont le thème musical est interprété une nouvelle fois par une chanteuse japonaise très populaire dans le monde des bishoujo game : Rita . On peut également noter que les buts sur son Patreon font explicitement état de sa volonté d’engager des doubleuses japonaises reconnues et que son site web, accessible uniquement après avoir indiqué être majeur, laisse volontairement le flou autour du contenu pornographique (Note : les doubleuses japonaises ont depuis été annoncées et leur contribution fera partie du jeu fini).
De manière générale, Sunrider est symptomatique de l’obsession que voue une partie des joueurs de visual novel occidentaux envers la culture japonaise. Ainsi la franchise tente assez ostensiblement de reprendre tous les codes des bishoujo games dans une forme d’hommage toutefois légèrement alarmante dans la mesure où c’est loin d’être le seul développeur anglophone à suivre cette voie (c’est aussi le cas de la franchise Sakura de Winged Cloud qui tente de proposer du porno soft sous forme de visual novel).
C.Un indépendant qui bouleverse les codes du visual novel : Cinders
1. Un parti-pris risqué…
Sorti en juin 2012, Cinders est une œuvre singulière qui a redéfini les attentes en matière de visual novel. Il s’agit d’une relecture de Cendrillon, vue sous un jour plus mature et réaliste. Développé par le studio indépendant polonais Moacube, Cinders se présente comme le produit de multiples influences : ne serait-ce qu’au niveau de la direction artistique, les graphismes évoquent la peinture ou la bande-dessinée, tandis que la bande-son est plutôt de type orchestrale. Le choix de reprendre un conte de fée européen, associé à cette direction artistique sublime mais très différente de l’esthétique anime traditionnellement associée aux visual novel, forge un parti-pris fort puisque l’équipe prenait le risque de déplaire à leur public cible.
Démonstration du système de choix de Cinders, Moacube
Pourtant les atouts de Cinders ne manquent pas : fort de plusieurs années d’expérience dans l’industrie du jeu-vidéo, les développeurs de Moacube apportent à leur jeu un niveau de polissage impressionnant, ce qui était encore peu pratiqué jusque là dans la toute petite industrie du visual novel. Un autre aspect intéressant de Cinders est que, bien que ce soit un jeu mettant en scène un protagoniste féminin, l’équipe ne le définit pas pour autant comme un otome game et choisit même de faire de la romance une option parmi d’autres. L’intérêt principal de l’oeuvre est qu’elle possède un système de choix extrêmement poussé, très différent de ce qui existait alors : c’est au joueur de forger l’héroïne éponyme à son image et de changer ou non son destin. Ainsi Cinders pourra avoir des objectifs différents (se marier au prince, reprendre le contrôle de sa demeure, fuir de la ville ou empoisonner sa belle-mère), une marraine réaliste ou surnaturelle, se rapprocher ou non de sa famille pour obtenir l’affection de ses demi-sœurs et de sa belle-mère, ou encore avoir une relation romantique avec trois personnages différents (dont le prince). Le jeu fait ainsi étalage de près de 120 décisions pour près de 300 options . Contrairement à un visual novel japonais qui fonctionne selon un système de routes, Cinders opère par variantes et offre donc une grande dose de rejouabilité.
2....mais qui s’est révélé payant sur le long-terme
Le pari de Moacube était donc risqué. Une semaine après le lancement du jeu, l’équipe a publié un billet indiquant qu’il leur faudrait au moins 1000 ventes pour être rentables, 2000 pour pouvoir considérer que la sortie est un succès (le prix original de vente était de 23,99$). Or, un an plus tard, le développeur a annoncé avoir atteint les 2000 copies vendues, faisant de Cinders un succès commercial (pour environ 40 000$ de bénéfices) . C’est sans compter la couverture médiatique, globalement extrêmement enthousiaste, qui a confié au titre un succès d’estime.
Suite à l’adoucissement des règles d’entrée sur Steam, Moacube a également publié Cinders sur cette plateforme le 1e mai 2014 avec un prix réduit de 19,99$. Le jeu cumule aujourd’hui 47 000 joueurs , ce qui le place dans la moyenne des visual novel mais reste un score plus qu’honorable pour une œuvre sortie il y a 3 ans. Cinders, même s’il s’agit d’une production moins récente ou attractive financièrement que d’autres, représente tout de même un moment clef sur le marché occidental, dans la mesure où elle prouve qu’il est possible de se réapproprier le médium et de faire du visual novel autrement.
Comme nous venons de le constater, l’industrie du visual novel quoique jeune est en pleine explosion sur la scène internationale. On peut donc légitimement se demander si une expansion parallèle est en cours en France actuellement, or le marché accuse un sérieux retard.