11 octobre 2015 7 11 /10 /octobre /2015 19:20

Je n’ai encore jamais eu l’occasion de le dire sur le blog (même si je compte toujours en faire une critique un jour) mais j’adore The Stanley Parable. C’est une oeuvre très intelligente qui explore à merveille le média du jeu-vidéo tout en délivrant tour à tour des passages désopilants et angoissants. Bref, c’est un jeu qui fait réfléchir et j’aime bien réfléchir. Aussi la sortie de The Beginner's Guide, réalisé par Davey Wreden qui représente la moitié de l’équipe derrière l’écriture et la conception de The Stanley Parable, avait de quoi aiguiser la curiosité. Et ce, d’autant plus que la majorité des critiques trouvables sur le net vous urgent toutes de vous procurer le jeu sans daigner dévoiler le moindre élément. Il est temps de changer ça.

 

 

 

Un vrai-faux guide du développeur débutant ?

The Beginner's Guide se présente originellement comme une discussion autour de la création. A peine lancé, un narrateur se présentant sous le nom de Davey Wreden vous propose tout bonnement une espèce de visite touristique ludique des prototypes d’un ami développeur qu’il appellera « Coda ». Chaque prototype représente un environnement assez limité que vous pouvez visiter tout en écoutant les commentaires de Wreden qui vous donne à la fois son ressenti, ses interprétations sur le design et les moyens de contourner les quelques bugs laissés. Les habitués de The Stanley Parable pourraient croire que l’humour serait de nouveau omniprésent et qu’il est possible de découvrir des secrets en désobéissant au narrateur mais ce n’est pas le cas : The Beginner's Guide reste très sérieux et très direct. En gros, c’est une espèce de croisement improbable entre le musée et la visite des « mondes parallèles » qu’il y avait dans The Stanley Parable.

 

Le problème de cette partie (qui dure les ¾ du jeu, soit dit en passant) c’est qu’elle ne touchera pas forcément tout le monde. La création de jeu-vidéo étant au fond un prétexte à une analyse psychologique de Coda, il ne faut pas s’attendre à de véritables anecdotes ou à un terrain de jeu vaste. Comme la description du jeu le précise, il n’y a rien de particulier à faire dans ces quelques environnements sommaires. A partir de là, soit vous entrez dans le trip et vous vous laissez mener par le narrateur, soit vous passez à côté et ça sera un poil monotone. Dommage pour moi, The Beginner's Guide vise à peu près tous les angles morts de ma personnalité : ayant moi-même des projets inachevés ou des tests personnels sur mon ordinateur, j’ai juste haussé les épaules devant les prototypes de Coda. Et, bien que j’adore formuler toutes sortes de théories farfelues, j’ai tout de même besoin d’avoir matière à réflexion. Ici les petits éléments symboliques devant lesquels s’émerveillent le narrateur (et les joueurs avec lui), tels que le puzzle de la porte ou la signification du lampadaire, m’ont juste paru communs et insignifiants. Peut-être justement parce que j’aime avoir un contexte, une idée globale, et que ces éléments épars pouvaient à mes yeux signifier tout et n’importe quoi. Je n’étais pas supposée penser par moi-même avant la toute fin, uniquement me laisser gentiment mener par le narrateur, mais c’est quelque chose dont je suis fondamentalement incapable (le fait de débrancher mon cerveau).

 

 

La réalisation artistique ne possède aucun réel défaut : les graphismes sont beaux, la musique colle bien, c’est juste…vide de sens pour moi. Je sais que de nombreux joueurs semblent sincèrement aussi intrigués que le narrateur par le mystère que représente Coda mais je ne suis pas arrivée à m’y intéresser sincèrement. Heureusement l’expérience est suffisamment courte pour que ça ne soit pas laborieux mais ça reste une partie décevante.

 

Et puis il y a les dernières minutes du jeu, les derniers environnements. Si vous n’avez pas testé The Beginner's Guide, je vous conseille sincèrement de finir par vous-mêmes avant de lire mon analyse car il est difficile d’en dire plus sans spoiler.

 

\!/Spoilers\!/

 

Pour faire court : le narrateur ne vous dit pas toute la vérité. La fin du jeu révèle donc plusieurs niveaux de lecture possible.

 

Simulation d’un crime

Pour commencer, on découvre que la pseudo visite touristique cache en fait une histoire intime, houleuse : le narrateur qui semblait bienveillant, s’avère en fait instable. Sa relation avec Coda était tout simplement toxique dans la mesure où celui-ci n’a jamais voulu montré ses jeux à personne, n’était pas dépressif et a tout simplement été démotivé par l’empressement du narrateur à utiliser ses jeux comme défouloir. Le véritable objectif du Davey qui guidait le joueur était de plus ou moins le manipuler dans l’espoir d’atteindre Coda qui refuse de lui parler parce qu’il en a assez que ses jeux soient exhibés dans son dos et contre son grès. C’est à ce moment que The Beginner's Guide utilise pleinement sa réalisation pour plonger le joueur dans un tourbillon d’émotions contradictoires. Le narrateur semble incroyablement sincèrement, les environnements précédents étaient oppressants à souhait, la présentation des paroles de Coda (jusque à rapportées ou fantasmées) est brillante ; bref, on est frappé de plein fouet. En ressort une profonde sensation de dégoût parfaitement recherchée par le jeu: le joueur comprend qu’il viole l’intimité de quelqu’un depuis le début et qu’il a été pris à parti dans un conflit qui ne le regarde pas et dont il n’aurait jamais dû avoir connaissance. C’est une révélation assez dure qui prend aux tripes mais qui pose également de nombreux problèmes éthiques.

 

 

Beaucoup de critiques et de joueurs semblent s’être arrêté à ce niveau de lecture, pensant que The Beginner's Guide est une forme de lettre intime à un ami perdu et débattant de la réalité ou non de ce fameux Coda. C’est aussi ce que j’ai ressenti à chaud en finissant l’épilogue. En effet, si jusque là on pouvait être dubitatif devant son existence, le niveau de détails personnel semble si abondant qu’il ne peut qu’il y avoir du vrai là-dedans, n’est-ce pas ? Coda est forcément réel, l’histoire est forcément réelle. Ou, justement, le fait que le jeu soit vendu et annoncé si clairement comme tel est suspect et Coda ne peut être réel sinon quoi Davey Wreden serait un criminel !

 

Le genre épistolaire moderne

En se concentrant, on découvre qu’il existe pourtant une autre manière de comprendre le jeu, un niveau supplémentaire de lecture. Le Davey qui sert de narrateur n’est en réalité pas tout à fait Davey Wreden. Le développeur utilise ici un procédé qui était très courant dans le cadre de l’épistolaire du XVIIe et XVIIIe siècle. A l’époque le roman était mal perçu car il décrivait des évènements qui n’étaient pas réels, des affabulations, et les puritains n’hésitaient pas à dire que cela corrompait la jeunesse. De plus la censure faisait rage et il n’était pas possible de critiquer l’Eglise ou l’Etat impunément. Pour contourner ce problème, de nombreux auteurs ont alors eu recours au roman épistolaire. On pense, par exemple, aux Lettres portugaises, attribuées à une religieuse, puis à Guilleragues, qui ont servi de modèle au genre. Selon la convention, ces oeuvres contenaient une espèce de préface assurant que « l’auteur » avait en fait miraculeuse trouvé une correspondance qu’il estimait digne d’être publiée. C’était évidemment faux : les lettres en question étaient inventées pour les besoins du récit, mais cette préface servait à maintenir l’illusion. C’est exactement ce que fait ici Davey Wreden en endossant le rôle du narrateur. En prenant le micro, en annonçant son rôle réel et en mettant en place le contexte de sa présumée rencontre avec Coda avec des dates concrètes, il nous fait croire que l’expérience est réelle. Ce qui n’aurait jamais fonctionné autrement : si cela avait été un autre narrateur, un autre nom, si les dates n’avaient pas été ancrées dans le temps, la supercherie aurait tout de suite été évidente et on aurait crié à la fiction.

 

Se tromper de conversation

Pourtant, il est bien évident que si quelques éléments sont probablement inspirés d’une relation qui a vraiment eu lieu avec un autre développeur, The Beginner's Guide est une expérience soigneusement construite. Les prototypes présentés sont donc bien là pour nous véhiculer quelque chose, pour nous faire ressentir quelque chose de spécifique. Tous ces environnements ne sont là que pour construire la révélation finale. Dans un extrait de The Rise of the Indies, un film produit sur Kickstarter, on peut entendre le développeur prononcer ces mots pas si innocents : « Je veux commencer la conversation et ce sera à vous de la finir ». Et, en effet, The Beginner's Guide se présente bel et bien comme une conversation. Mais au lieu d’évoquer la création en elle-même, il s’agit ici du rapport que le joueur entretient avec le créateur.

 

Coda fonctionne comme une métaphore, il représente n’importe quel développeur de jeux-vidéo. Le personnage de Davey représente un fan qui va interpréter le travail de Coda à la fois par admiration et par besoin de validation, cependant il le fait au détriment même de ce qu’il admire. Il harcèle Coda sur le sens caché de ses jeux, va ouvrir le code pour les modifier, les présente à d’autres comme s’ils venaient de lui pour se sentir important. Cette expérience fait écho à ce que Davey Wreden a pu ressentir à la sortie de The Stanley Parable puisque son succès soudain lui a valu de crouler sous les mails de fans qui demandaient sans arrêt à lui parler, à avoir son avis sur quelque chose, au point qu’il en déprimait. En essayant d’imaginer si Coda est réel, en lisant entre les lignes, les joueurs de Beginner's Guide font exactement la même chose que le personnage de Davey sans s’en rendre compte, sans analyser que c’est exactement le malaise qui est mis en avant. Le trailer est d’ailleurs assez subtil à ce sujet mais fait parfaitement écho à la problématique globale : il peut être malsain d’essayer d’interpréter qui est un auteur personnellement à partir de son œuvre. C’est à chacun de se demander s’il tombe ou non dans ce travers, si fouiller dans la vie privée pour faire correspondre un personnage avec son interprète n’est pas aller trop loin. C’est la discussion engagée.

 

 

Est-ce que votre œuvre est auto-biographique ?

The Beginner's Guide a le très grand mérite de poser cette question qui existe déjà depuis très longtemps dans la littérature mais qui n’avait pas encore réellement été soulevée dans le cadre du jeu vidéo. En effet, il est courant que des critiques littéraires ou des lecteurs avides posent sans arrêt cette même question à un écrivain : est-ce que votre œuvre est auto-biographique ? Ce qui ne manque pas d’agacer dans la mesure où, si on met forcément de soi dans son travail, le résultat ne se limite pas à ça. Davey Wreden prend finalement les devants en faisant mine de raconter une histoire personnelle (ici une relation entre deux développeurs) pour en raconter une autre, complètement différente mais tout aussi personnelle (la relation entre un développeur et son public), ce qui explique pourquoi il qualifie son œuvre de successeur à The Stanley Parable : avec son nouveau projet, il répond aux réponses reçues à cette époque.

 

\!/Spoilers\!/

 

 

Conclusion

On peut difficilement trouver The Beginner's Guide amusant mais ce qu’il essaye de faire est résolument ambitieux, peut-être même un peu trop. L’intérêt du titre dépend au fond uniquement de votre expérience avec vos créateurs préférés. Je pense que le titre est puissant pour ceux qui ont déjà idolâtré quelqu’un et qu’il génèrera chez ces personnes de nombreuses réflexions. Malheureusement, l’expérience risque de tomber un peu à plat chez d’autres.

 

Personnellement, je n’ai jamais réussi à idolâtrer quoi que ce soit. Je suis bien sûr passionnée par de nombreux travaux mais je n’essaye jamais de projeter ce que je ressens sur les auteurs, ce qui fait que je n’étais pas vraiment concernée par le discours du jeu. Au contraire, ayant déjà été mise sur un piédestal (pas forcément en tant que créateur mais en tant que personne) par des individus bien intentionnés mais espérant visiblement de moi quelque chose que je ne pouvais leur donner, la fin de The Beginner's Guide a généré en moi un profond malaise dont je me serais bien passé. A vous de juger si cet OVNI a des chances ou non de vous séduire.

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commentaires

K
Je ne l'ai pas interpréter comme vous ,à vrai dire plus que cela: "titre est puissant pour ceux qui ont déjà idolâtré quelqu’un et qu’il génèrera chez ces personnes de nombreuses réflexions", le titre est puissant pour ceux qui ont la croyance de pouvoir communiquer avec autrui en créant des choses.
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K
Ce jeu video... Enfin "jeux video", terme par defaut car iln'y pas a ma connaissance de terme adéquat pour aborder ce genre d'oeuvre est vraiment une marquante. C'est à ma connaissance le seul jeu ou on joue son propre rôle et ou le narrateur (daveyWreden) joue également le sien. et puis publier cette confidence,a du demander un certain courage.<br /> Je rêve d'une expo sur l'art numérique ou un commissaire d'exposition, qui placerait cette oeuvre subversive dans un bon endroit de l'expo.
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M
UP ! il est sublime, mais il aurais peut être du ne pas publier ce jeu

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