PREMIERE HISTOIRE
QUI TRAITE D'UN MIROIR ET DE SES MORCEAUX
Il était une fois un méchant sorcier, un des plus mauvais, le Diable en personne. Un jour qu’il était de fort bonne humeur il avait fabriqué un miroir très spécial, un miroir ensorcelé dont la particularité était que le Bien et le Beau en se réfléchissant en lui disparaissaient mais que tout ce qui était laid apparaissait nettement et empirait encore. Les plus beaux paysages étaient réduits à néant, ressemblaient à de la bouillie informe et repoussante, de même les plus jolies personnes y apparaissaient monstrueuses à en faire peur, leurs visages étaient si déformés qu’ils n’étaient plus reconnaissables. Le diable trouvait ça très amusant. Pour la première fois, disait-il, on voyait comment la Terre et les êtres humains sont réellement.
Les apprentis sorciers sous son autorité racontaient à la ronde que c’est un miracle qu’il avait accompli là. Ils voulurent voler vers le ciel lui-même pour se moquer aussi des anges. Plus ils volaient haut avec le miroir, plus ils ricanaient. C'est à peine s'ils pouvaient le tenir et ils volaient de plus en plus haut, de plus en plus près de Dieu et des anges, alors le miroir se mit à trembler si fort dans leurs mains qu'il leur échappa et tomba dans une chute vertigineuse sur la Terre où il se brisa en mille morceaux, et alors, ce miroir devint encore plus dangereux qu'auparavant. Certains morceaux voltigeaient à travers le monde, aussi légers que des grains de sable. Si par malheur quelqu’un recevait un éclat dans l’œil, le pauvre accidenté ne voyait plus que ce qu’il y avait de mauvais en chaque chose, le plus petit morceau du miroir ayant conservé le même pouvoir que le miroir tout entier. Quelques personnes eurent même la malchance qu'un petit éclat leur sautât dans le cœur et, alors, c'était affreux : leur cœur se changeait en pierre, ils ne pouvaient plus sentir ni compassion ni pitié. Ils étaient maudits.
Mais ce n'était pas fini comme ça. Dans l'air volaient encore quelques parcelles du miroir !
La Reine des Neiges, Hans Christian Andersen
C'est l'histoire de Fuminori Sakisaka, un étudiant en médecine ordinaire, dont la vie bascule le jour où il est victime d'un accident de voiture Ses parents décèdent sur le coup tandis que lui reste entre la vie et la mort. Pour le sauver, le corps médical lui opère le cerveau de manière assez expérimentale. Il s'en sort mais non sans effets secondaires particulièrement atroces. Désormais ses sens sont complètement déboussolés et le monde devient un véritable cauchemar : les êtres humains sont des monstres défigurés, les rues couvertes d'organes, la nourriture a un goût répugnant et même les fleurs sentent la pourriture.
Évidemment c'est un drame pour lui mais Fuminori décide de garder son mal secret de peur d'être enfermé à l'asile ou pire, de servir de cobaye à des expériences scientifiques toute sa vie. Chaque jour il s'enfonce un peu plus dans la folie tandis que ses anciens amis, physiquement morts à ses yeux, s'inquiètent de plus en plus à son sujet. Une nuit, à l'hôpital, alors que Fuminori décide de se suicider pour mettre fin à cette horreur, il croise le chemin de Saya, la seule figure humaine des environs. Mais qui est-elle vraiment et pourquoi peut-il la voir normalement ?
Saya no Uta est un visual novel érotique réalisé par la firme Nitro+ en 2003 avec Chūō Higashiguchi (Mnémosyne, une bonne partie des jeux Nitro+) au character design et Gen Urobuchi (Puella Magi Madoka Magica, Phantom of Inferno) au scénario et encore aujourd’hui il fait figure d’OVNI dans le média, notamment à cause de son univers atypique et noir.
D’emblée, on découvre avec stupéfaction et dégoût le monde tel qu’il est perçu par Fuminori, un monde dégueulasse, cauchemardesque, l’image trop vivante de l’enfer sur terre. Les rues sont parsemées de tripes et de cadavres, les passants sont des créatures hideuses qui crachent des sons grésillant en guise de paroles. Tout y sent mauvais, tout y est pourri, en décomposition. Fuminori avait des amis, aujourd’hui il ne les comprend plus ; comment le pourrait-il ? Kōji, son meilleur ami, sa petite amie Ōmi, la timide et jolie Yō qui ne lui semblait pas indifférente, sont comme morts à ses yeux. Ce sont des abominations désormais, plus les visages souriants d’autrefois. En un sens, le héros de Saya no Uta est très similaire à Kay de la Reine des Neiges d’Andersen qui reçoit des fragments du miroir maléfique et dans l’œil et dans le cœur. C’est la même descente aux enfers...en plus violent. Et si on poursuit la comparaison, l’amie d’enfance incarnée par Yō a tout d’une Gerda, sauf que celle-ci est parfaitement impuissante. Pour tout ce qu’il endure, on se surprend très vite à faire preuve de beaucoup de compréhension à l’égard de Fuminori : certes il se montre de plus en plus antipathique avec ses amis et d'une froideur assez glaçante, mais c’est parfaitement justifié quand on sait qu’il se débat chaque jour contre la folie.
C’est d’ailleurs là qu’intervient Saya. La jeune fille est un peu son seul espoir, le dernier fil qui retient Fuminori à ce monde hideux dont il ne peut s’échapper, la seule source de chaleur et d’humanité. Elle va donc prendre de plus en plus d’importance puisque c’est le seul refuge dont il dispose pour se sauver du désespoir. Or, vous vous doutez bien que la demoiselle a quelque chose à cacher, que quelque chose cloche : elle ne sort que très tard la nuit de peur d'être vue, prétend ne pas avoir d'amis car elle fait peur à tout le monde et n'a pas l'air d'avoir de domicile. Je pense que je ne vous spoilerai pas si je vous dis que Saya n'est pas tout à fait humaine. Sa véritable apparence n'est jamais vraiment montré mais comme Fuminori le fait lui-même remarqué dans une des fins, si les choses normales lui apparaissent monstrueuses et que les choses monstrueuses lui apparaissent magnifiques, elle doit avoir une forme assez unique.
Et c’est finalement là l’aspect le plus intéressant du scénario. Tout comme la Reine des Neiges, Saya no Uta met en scène la lutte du Bien contre le Mal mais en la pervertissant au plus profond degré. Depuis que ses sens ont été bouleversés, Fuminori ne cesse de finalement perdre son humanité. D’où la question : Qui de Saya ou des amis de Fuminori est le plus humain ? Qui est le méchant ? Qui est le gentil ? La réponse ne change-t-elle pas radicalement selon notre perception ? Il y a un aspect presque philosophique qui est palpable. Saya no Uta force le joueur à se poser des questions à mesure qu’il avance dans l’aventure, mais aussi à remettre en cause ce qu’il croyait.
Il n’y a pas énormément de personnages dans l’œuvre mais ils sont tous soigneusement travaillés. En plus du couple principal autour duquel gravite l’intrigue, on compte donc Kōji, Ōmi et Yō dans le trio des amis ainsi que Ryōko, le médecin en charge du cas de Fumnori aussi redoutable que belle. Saya no Uta n’étant définitivement pas pour les enfants, tous ces personnages, même les deux ou trois secondaires en plus, vont en baver sévèrement : cannibalisme, viol, meurtre/massacre (à ce stade ce n'est plus « juste » du meurtre), cruauté simple, tentacules, sadisme, tout le monde va en prendre pour son grade. Ce qui fait de ce jeu une oeuvre incroyablement gore (pas tant par les images que par les situations en elles-mêmes) donc à déconseiller aux âmes sensibles. Évidemment, comme c'est un eroge, il y a aussi des scènes de sexe, or la plupart d’entre elles servent surtout à accroître l’horreur et sont par là presque indispensables à l’ambiance du jeu. Seules les scènes d’amour entre Saya et Fuminori paraissent plus dispensables, mais elles sont aussi nécessaires parce qu’elles permettent d’établir un contraste.
Qu'est-ce qu'il y a de si fabuleux dans Saya no Uta pour que j'en parle comme ça avec des larmes aux yeux, ou presque ? Je dirai que malgré le côté gore, il y a un charme indubitable à cette oeuvre. Gen Urobuchi sait vraiment changer la laideur en beauté. Les graphismes magnifiques (même si terriblement inquiétants dès que des tripes sont dans le coin) et la musique, qui l’est tout autant, l’attestent et collent parfaitement avec l’ambiance glauque, l’accentuent. Le seul défaut qu’on pourrait trouver à ce bref eroge serait l'interactivité moindre. En effet, vous ne décidez de rien ou presque car en tout il n'y a que deux fois où on vous demandera votre avis. En somme on se rapproche plus du kinetic novel (linéaire) que d’un visual novel à choix. Il y a trois fins possibles, toutes très tristes, qui vous chatouilleront les yeux [spoiler] et dont la meilleure montre Saya, telle une chrysalide devenant papillon, accéder à un autre niveau d'existence [spoiler]
En conclusion : si vous êtes majeur et que vous avez les tripes bien accrochées, c'est résolument une expérience que je recommande, une sorte de fusion improbable et envoûtante entre le conte d’Andersen et le mythe de Cthulhu. Vous trouverez assez facilement des traductions sur le net vu la popularité du jeu (il y en a même une en français chez Nnuuu).
Edit 27/11/11 : L'article a été totalement refondu, pour le retrouver sous sa forme originale (histoire de comparer mes progrès en analyse peut-être ), je vous redirige vers mon ancien blog.