La dernière fois je présentais Yume Nikki, un jeu plus qu’atypique, en m’arrêtant pas trop loin de la surface par manque d’envie de noyer le lecteur (que je présumais néophyte) dans d’interminables théories sur ce sujet, ma foi passionnant. Mais au final je me rends compte que beaucoup plus de gens que je ne le pensais ont testé ce petit bijoux et s’en est suivi des discussions qu’il aurait été dommage de garder dans un coin. Du coup je vais synthétiser ce que j’ai dis à plusieurs personnes individuellement pour interpréter un peu Yume Nikki.
Attention, je spoile la fin du jeu donc si vous ne l’avez pas encore essayé, je vous renvoie à l’article de présentation :p.
De nombreuses hypothèses circulent sur la vie un peu mystérieuse de Madotsuki, certaines pertinentes et d’autres très, très décevantes. La plupart de ces explications s’appuient sur les personnages secondaires que l’on peut rencontrer dans le monde des rêves.
Monoko serait par exemple une fille renversée par une voiture (en ce que son apparence monstrueuse est dévoilée par le feu de signalisation) et une amie de Madotsuki. Monoe une autre amie ou la sœur de cette dernière, morte ou partie on ne sait où. L’homme silencieux trouvable dans le vaisseau spatial, Seccom Masada-sensei, est vu, à cause de son piano, comme le professeur de musique de l’héroïne et son amant. Les Toriningen seraient alors des filles ayant fais du mal à Madotsuki et l’auraient peut-être même maltraitée (cf un endroit où Madotsuki peut découvrir…Madotsuki dans un placard). De même Poniko serait une fille populaire qui la méprise (puisqu’on ne peut interagir avec elle) et que la jeune hikikomori aurait tué à coup de couteau parce que celle-ci aurait couché avec Masada. Uboa représenterait donc ce meurtre expliquant que Madotsuki ne veut pas sortir de chez elle : elle a peur de la police. Et enfin, Kyukyu-kun, l’espèce de serpent rouge flashy qui asticote une rampe d’escalier, serait la vision d’un pénis et indiquerait que la jeune fille s’est faite violée. Oh et certains monstres ont été perçus comme des fœtus morts prématurément qui laisseraient à penser que Madotsuki a subi un avortement.
Vous savez quoi ? Quand j’entends ça j’ai envie de chialer. Yume Nikki est un jeu infiniment complexe laissant la part belle aux théories de tout poil et tout ce que les joueurs trouvent à faire c’est de plaquer à l’héroïne une intrigue de soap-opera plus clichée qu’un épisode des feux de l’amour. Ce flagrant manque d’imagination me désole. Vous pouvez tout inventer, tout, et la première chose qui vous vient à l’esprit c’est ça ? Eh ben c’est triste, je ne vous envie pas. Je ne prétends sûrement pas détenir la sagesse absolue, puisqu’il n’y a de toute façon aucune réponse définitive possible, mais il me semble que les joueurs oublient un élément très important qui est au cœur même de Yume Nikki : la question de la représentation.
Ce que j’estime être une grosse erreur, à chacun d’en juger, c’est que toutes ces hypothèses se basent sur les personnages secondaires. Or nous sommes ici dans un rêve. Un rêve n’est pas exact, il ne montre pas forcément un protagoniste tel qu’il est dans la réalité, il peut même le déformer totalement. Ce n’est pas parce que l’on voit Poniko comme une fille blonde à queue de cheval que Madotsuki l’a forcément connue ainsi, si ça se trouve elle était brune à couettes ou rousse avec des cheveux ondulés. Autrement dit, ces personnages ne sont pas fiables du tout, ce ne sont que des reflets dont on ne sait ce qu’ils représentent. La seule chose dont on puisse être sûr c’est qu’une fille nommée/surnommée Madotsuki a un jour existé. Tout le reste est à prendre avec beaucoup de recul et de scepticisme. Ce qu’on voit peut très bien être totalement faux. Imaginons que Madotsuki est en fait déjà morte avant le début du jeu et que l’on accompagne son fantôme. Aucun indice ne nous le laisserait deviner (sauf peut-être la présence de son spectre errant dans le Red Maze) mais ce n’est pas non plus impossible. A partir de là, tout peut être envisagé. Donc oui, Madotsuki rêve de personnes qui ont probablement existé, mais pas forcément comme ils sont dans la réalité et cela ne nous indique que très peu de choses quant à leurs rapports.
Masada est perçue comme le professeur de musique de Madotsuki et son amant. Première question : si Madotsuki est amoureuse de cet homme, pourquoi est-il représenté comme un croque-mort, silencieux et triste ? Pourquoi est-il seul dans un vaisseau spatial ? Et si c’est SON prof de musique, pourquoi cette dernière est-elle aussi absente de ses rêves ?
De ces interrogations s’élèvent un certain nombre de problématiques. Masada est très certainement un musicien vu qu’il est accompagné d’un magnifique piano, mais on peut douter que ce soit le cas de Madotsuki. Dans sa chambre, tout au début du jeu ne se trouve aucun appareil d’écoute, que ce soit un ordinateur, un poste de radio ou même un walkman. Elle n’a rien pour mettre en marche des CDs. Comment une musicienne peut-elle être dépourvue à ce point ? Et ce n’est certainement pas une question de moyen et de cohérence : si Kikiyama l’avait voulu, il lui aurait suffit de rajouter un poste de radio cassé ou émettant un bruit blanc lorsque le joueur veut l’actionner. C’est donc une absence volontaire qui en dit long. Les rêves de Madotsuki sont de plus totalement dépourvus de musique, hormis à des endroits très particuliers (j’y reviendrai). Il y a des bruitages mais aucun morceau.
L’effet flûte parait contredire ma théorie mais je crois qu’au contraire elle l’accrédite. Il y a bien des cours d’éducation musicale à l’école donc il n’est pas impossible que, sans faire de solfège à un stade poussé, l’héroïne ait déjà joué de la flûte dans un contexte d’obligation.
Qui est donc Masada et que vient-il faire là ? S’il est musicien et pas Madotsuki, il est probable que ce soit quelqu’un qu’elle admire, tout simplement. Elle n’a pas forcément couché avec lui mais elle l’aime bien ou alors elle aime bien sa musique, se sentant incapable d’en faire autant.
Revenons sur l’absence de musique et sur le vaisseau spatial. Les seuls moments où l’on entend véritablement une piste musicale ce sont lorsque la jeune fille monte sur le toit d’un immeuble où se trouve un chat noir et lorsqu’elle utilise son effet sorcière pour en sauter et voler dans le ciel…pour ensuite tomber en chute libre et se réveiller directement. La musique est donc liée à une envie de s’envoler, de liberté même, qui se conclue par un échec : le triste renvoi à la réalité. Et justement Masada se trouve dans un vaisseau spatial, un vaisseau qui vole vers l’inconnu. Joli parallèle, non ? Certains ont dis que le crash du même bâtiment voulait dire que Masada est un drogué. J’ai envie de répondre : n’avez-vous donc jamais eu, en écoutant votre disque préféré, l’impression de planer ? Pourquoi donc en venir tout de suite à quelque chose de purement et abruptement concret comme de la cocaïne, de l’héroïne ou du LSD, quand on peut penser à quelque chose de plus onirique et de plus « compatible » avec le thème du jeu ? Le professeur de piano est probablement un mélancolique mais qui sait, grâce à son instrument, décoller loin de la Terre, atteindre les étoiles (ou juste une allégorie, c’est aussi possible). Et c’est un souhait que visiblement partage Madotsuki si on en croit le passage avec le balai de sorcière et surtout la fin. Le chat noir sur le toit de l’immeuble virtuel renvoie à la fois à la magie mais aussi à un mauvais présage, il prédit en quelque sorte le suicide de l’héroïne qui se jette du haut de son balcon.
Ce symbole de l’envol, de la liberté est tout de même très problématique puisque les Toriningen, ces femmes à bec d’oiseaux, sont justement des sortes de pénitenciers qui cloisonnent Madotsuki dans un espace étriqué, étouffant et fatal. Le contraire de la liberté donc. On peut voir là le signe d’une lutte intérieure entre le désir de s’envoler et l’incapacité de le faire. Mais cela n’explique pas le fait qu’il existe des Toriningen folles et d’autres saines. De ce point de vue là je rejoins les théories qui ont été formulées : ces drôles de créatures rappelant les sirènes de l’Odyssée (au départ les sirènes ne sont pas du tout des femmes-poisson) peuvent représenter des êtres humains ordinairement paisibles mais qui peuvent aussi se montrer cruels envers Madotsuki et l’enfermer, l’empêcher de voler.
Il y a beaucoup moins à dire concernant Monoko et Monoe et les explications qui circulent à leur sujet sont très acceptables. Je relèverai juste un détail que personne ne semble mentionner, toujours au niveau de la représentation. Monoko nous est présenté comme un personnage double : elle ressemble à une petite fille normale mais en réalité c’est un monstre hideux. Cela pourrait être le signe d’une duplicité mentale, d’une hypocrisie et d’un comportement malsain envers Madotsuki. S’il y avait un personnage à pointer du doigt comme méchant ce serait elle. Mais évidemment il est impossible de savoir si c’est bien une jeune fille morte sous les yeux de l’héroïne dans un terrible accident, ou au contraire quelqu’un de vivant mais ayant été particulièrement insupportable. La première explication se tient davantage je dirais.
On en arrive au cas de Poniko. Commençons par mettre les choses en contexte. C’est une blonde à queue de cheval qui vit dans une petite maison en plein cœur de la zone désertique des bains, accessible à partir du Snow World. On ne peut lui parler ou faire quoique ce soit d’autre avec elle sinon la tuer à l’aide du couteau. Comme pour le toit de l’immeuble, la présence de musique dans la pièce nous suggère qu’il y a un évènement à débloquer, et en effet, si le joueur éteint la lumière il y a parfois la possibilité de découvrir UBOA à la place de Poniko. Ce dernier l’entraine alors, tout comme les Toriningen, dans une impasse. Parce que Madotsuki ne peut que tuer Poniko, cela ne signifie pas qu’elle est une meurtrière dans la réalité. Ni que le manque d’interaction est immédiatement à prendre comme une marque de mépris.
Poniko est perçue comme la méchante de l’histoire. Or c’est l’unique personnage secondaire du jeu à être représenté de manière tout à fait ordinaire ! Etrange, non ? Si Poniko était une salope sans cœur, pourquoi ne pas l’imaginer sous forme de Toriningen et la mutiler d’un bec d’oiseau disgracieux ? Ou même en faire leur reine ? Pourquoi lui laisser une habitation ? Et si elle est vraiment une fille populaire dans la réalité, pourquoi se trouve-t-elle ici, à l’instar de Madotsuki dans sa chambre, enfermée dans un espace réduit dont elle refuse de sortir ? L’interprétation ne colle, selon moi, pas très bien. Ce parallélisme évident entre les deux demoiselles semble plutôt la présenter comme quelqu’un que Madotsuki a aimé.
Pourtant elle ne parle pas et ignore ostensiblement l’héroïne. Plus que du dédain, je prends cela comme de l’indifférence ou une erreur de jugement. En effet, personne ne s’est demandé : Est-il possible que Poniko ne voie pas Madotsuki ? C’est encore une fois une question épineuse mais plausible. Poniko ne peut sans doute pas percevoir la présence de l’héroïne ou peut-être est-elle muette. Dans tous les cas son histoire me parait plus complexe qu’une quelconque histoire de coucherie. Et UBOA me direz-vous ? Je ne sais pas vraiment à quoi correspond UBOA. On l’interprète souvent comme la manifestation de la culpabilité, du désespoir ou de la monstruosité. Personnellement j’aurais tendance à penser que Madotsuki vient en rêve faire ses adieux à Poniko (ce qui suppose que sa tentative finale est préméditée), qui ignore ce qu’elle s’apprête à faire, mais qu’elle est effrayée de ce qui pourrait advenir à cette dernière quand elle ne sera plus là. UBOA peut être cette possibilité, celle d’une catastrophe. Là encore c’est difficile à définir mais je trouve cette hypothèse plus douce que de présenter l’héroïne comme une cinglée sans retenue.
Passons à présent à ce qui m’agace le plus : Kyukyu-kun. Je ne le répéterai jamais assez mais gare aux excès de psychanalyse. Ne soyons pas plus freudien que Freud lui-même et tentons de prendre plus de recul que lui. Certes, Kyukyu-kun ressemble à un gode rouge fluo, l’affaire est entendue, mais de là à aller crier au viol il faudrait quand même relativiser. Ce n’est pas parce qu’un objet a une forme allongée que c’est naturellement une bite, nom de diou. C’est la définition la plus facile qui soit, donc la plus utilisée. Sauf qu’ici l’explication est vide de sens. La bonne approche serait de dire que pour accéder à cette créature il faut poignarder un mur en forme de fermeture éclair, permettant ainsi d’entrer dans un passage secret, et ensuite s’intéresser au fait qu’il caresse une rampe d’escalier. Mais même là rien ne prouve que Madotsuki se soit faite violée et qu’elle voit des pénis dans ses rêves ! Donc c’est une possibilité mais il me semble abusif de se focaliser là-dessus. Un marginal a par ailleurs prétendu que Kyukyu-kun représenterait des lasagnes. J’adore cette idée =).
J’en reviens donc à ce que je disais au tout début : les personnages secondaires sont peu fiables. On ne peut en tirer que des suppositions très vagues et par là il est plus que réducteur de penser qu’une image fictive est forcément la représentation relativement fidèle d’une situation réelle. On peut rêver de gens que l’on ne connaît pas ou peu, rêver de nos proches en déformant leur apparence ou leur personnalité, ou plaquer sur le visage de quelqu’un de réel tout un tas de valeurs qui ne sont pas les siennes et en font une allégorie involontaire. Un songe est infiniment plus complexe que l’idée qu’on a de lui, c'est-à-dire un pale reflet de la réalité.
Pour finir, je vais m’atteler un peu à la fin du jeu. Je ne sais pas pourquoi Madotsuki s’est jetée dans le vide. Peut-être a-t-elle vécu un drame digne d’un soap opéra, peut-être que non. Je ne peux pas savoir. Mais s’il y a bien une chose que je sais c’est que certains éléments ne s’expliquent pas. On peut par exemple avoir une vie tout à fait banale et sombrer dans la dépression sans aucun motif apparent. Madotsuki n’a pas besoin d’être l’héroïne d’un drame racinien pour justifier son geste. Si elle refuse de sortir de sa chambre ailleurs que par la porte des rêves c’est sans doute parce qu’il y a en elle un profond dégoût de la réalité, un dégoût qui la pousse à faire des rêves morbides mais dans lesquels elle peut enfin se déplacer à sa guise. Des rêves qui ne lui permettent malheureusement pas de s’envoler (l’effet sorcière lancé en haut de l’immeuble conduit à une chute, donc à un échec en quelque sorte), ou trop rarement. Alors elle a probablement eu envie de mettre fin à ce cycle sans fin en se suicidant, de faire en sorte de rêver pour l’éternité. Ce n’est qu’une interprétation bien sûr, mais je pense sincèrement que la vie de cette petite fille (si elle est une enfant, l’idée selon laquelle elle aurait couché avec Masada et assassiné Poniko devient obsolète et ridicule) n’avait rien de bon, et que c’est pour cela qu’on n’en saura jamais rien d’autre.
J’ignore totalement si Yume Nikki doit se targuer d’une signification particulière ou si Kikiyama avait une histoire très précise en tête quand il a réalisé ce jeu mais une chose est sûre : ce n’est pas rendre justice à une œuvre aussi terriblement onirique que de la démonter pièce par pièce pour en faire un fait divers sordide. Laissons Yume Nikki tel qu’il est, c'est-à-dire une fable moderne à la fois poétique et morbide, et ne détruisons pas le mystère avec des théories trop terre à terre, toute explication définitive tue le jeu. En tout cas, je préfère ne pas essayer de plaquer des causes et des conséquences sur ce que je vois et profiter de Yume Nikki tel qu’il est, sans me prendre la tête.
La prochaine fois les enfants nous parlerons de pornographie. Et ce sera un article entièrement SFW. Si, si, c'est possible.