« Hi Miss Alice, what kind of dreams do you see with your eyes of glass ? » Still Doll (Kanon Wakeshima)
J’ai toujours été une grande fan de l’œuvre de Lewis Carrol, je crois que vous l’aurez vite deviné suite à mon billet sur American McGee Alice, aussi ai-je la fâcheuse tendance à être très attirée par toutes ses itérations (un véritable appeau à Helia). Comme il existe plusieurs visual novel sur le sujet (la série des Heart no Kuni no Alice ~Wonderful Wonder World~ de laquelle sont sortis plusieurs mangas, Alice♥Parade ~Futari no Alice to Fushigi no Otometachi~ illustré par Noizi Ito, Forest de la compagnie Liar Soft, Are you Alice ? ), j’ai donc longtemps caressé l’espoir de réaliser une analyse comparative de ces jeux, mais aucun ne semble pour l’instant traduit en anglais. Qu’à cela ne tienne, j’ai un dernier atout dans la manche, un petit visual novel développé par le groupe doujin Bouquet en 2008 : Tokyo Alice.
Tokyo, de nos jours. Il fait chaud cet après-midi là, beaucoup trop chaud. Outa revient de l’école en courant ; sa voisine et amie d’enfance, Arisu, n’est pas venue en cours depuis trois jours alors que c’est la période des examens et il s’inquiète pour elle (Arisu serait-elle malade ?). Alors qu’il se dirige vers l’appartement où elle vit pour la secouer un peu, Outa croise la jeune fille vêtue d’une robe à froufrous étrange. En essayant de la rattraper, il est aspiré dans un univers inconnu : le pays des merveilles. Afin de la ramener dans la réalité, il faudra découvrir ce qui est arrivé à Arisu en explorant ce monde fantasmagorique issu de ses rêves et de ses désillusions. Mais existe-t-il bien une sortie ?
Ce jardin de roses
Pour un visual novel réalisé avec peu de budget, Tokyo Alice s’en sort avec les honneurs. L’interface est soignée, dans des tons rappelant un échiquier, et propose les fonctionnalités de base (même si on regrettera l’absence d’une galerie CG et d’un jukebox) avec une certaine personnalisation, ce qui est toujours appréciable. Ici, nulle paper-doll, mais un ingénieux système de portrait : la carte que vous voyez à gauche contient l’image du personnage qui prend la parole et tourne à chaque changement d’expression ou de prise de parole par un autre personnage. A noter qu’elle reste face cachée lors des passages de narration pure. L’avantage est que cela tranche du coup beaucoup moins avec les backgrounds qui sont des photographies. J’avoue que cela m’a au départ un peu inquiétée, mais au final ce n’est pas déplaisant dans le sens où le pays des merveilles est représenté sous la forme d’un parc enchanteur (le genre d’endroit ensoleillé et fleuri où tu voudrais passer ton dimanche en famille). Et Tokyo est représenté par...ben Tokyo, pas d’incohérence de ce côté-là. Certes il y a quelques scènes qui coincent un peu (la place du marché représentée par un truc qui n’a rien à voir, genre j’ai l’impression que la photo a été prise devant mon garage) mais globalement on n’y fait plus trop attention au bout d’un moment et certaines parties de ce parc sont vraiment à tomber. Assez pour te donner envie de passer de l’autre côté de l’écran, je trouve. Le jeu contient très peu d’event CG mais ces dernières sont plutôt jolies même si imparfaites donc rien à dire sur ce point-là.
Au niveau sonore, encore une fois c’est plus que correct. Bruitages et musiques ont été piochés sur des sites spécialisés donc la qualité n’est pas transcendante mais chaque piste colle admirablement bien à l’ambiance générale sans être prise de tête. On remarquera notamment le morceau à l’accordéon qui illustre à merveille la folie enthousiaste qui saisit les habitants du pays des merveilles et, surtout, l’air d’une boîte à musique qui s’accélère dans une course infernale pour se muer en une magnifique mélodie inquiétante à souhait.
The uninformed must improve their deficit or die
Maintenant, qu’en est-il du scénario ? Car, bien évidemment, l’univers de Lewis Carrol est à double tranchant : ses récits sont universels, et comme on en voit des variations partout, au final il est de plus en plus difficile d’évoquer le sujet en apportant quelque chose de nouveau. Sur ce point, Tokyo Alice semble de prime abord parfaitement peu inventif : Outa est catapulté comme par magie au pays des merveilles, qu’on lui désigne comme un rêve d’Arisu, et sa mission est de retourner dans la réalité. Ensemble. Sauf que tout n’est certainement pas aussi simple et qu’Outa a la mémoire bien courte...
Pour commencer, le visual novel est truffé de bad end vicieuses dans le sens où, la plupart du temps, c’est le choix le plus raisonnable qui se révélera le plus désastreux (la 1e option, vraisemblablement). Le jeu semble d’autant plus vous narguer qu’après avoir répéter ce motif plusieurs fois, il n’hésitera pas à retourner sa veste de temps à autre pour mieux vous plonger dans la confusion. Ou alors il se moquera clairement de votre pomme : j’en prends pour témoin le second chapitre, lorsqu’on nous demande de choisir qui du Chapelier Fou ou du Lièvre de Mars recevra notre humble visite. Outa réfléchit profondément, ajoutant que ce sera sans doute déterminant dans sa progression, il y a un peu de tension, eu égard à votre dernière bad end, mais si vous avez avidement lu le livre, vous savez parfaitement que les deux lurons prennent toujours le thé ensemble et que vous finirez invariablement par les rencontrer tous les deux. Ce petit jeu sied d’autant mieux à l’illogisme du pays des merveilles qu’il n’est clairement pas inutile. En effet, vous DEVEZ mourir le plus régulièrement possible si vous espérez débloquer l’épilogue en fin de course. Car à chaque faux pas apparaîtra le chat du Chester avec son éternel sourire de psychopathe complètement trognon, c’est un de vos alliés et il vous guidera en expliquant exactement où vous avez échoué et ce qu’il aurait mieux valu faire. Il est nécessaire d’avoir assisté à chacune de ces entrevues mais je préciserai pourquoi plus loin. Toujours est-il que la séquence du chat du Chester est absolument adorable. Son design est à la fois rigoureusement similaire à celui pensé originellement par John Tenniel (l’illustrateur officiel) et sensiblement moins effrayant (le chat de Tenniel a l’air de vouloir vous dévorer), la teinte violette semblant être héritée de Disney.
I only take tea with friends
Ce qu’il y a de bien avec Tokyo Alice c’est qu’il retrace fidèlement l’ambiance du livre à sa manière et en l’adaptant à certains traits de la « culture » japonaise. Le pays des merveilles regorge de personnages absurdes et attachants (justement parce qu’ils sont tous fêlés) qui mèneront la vie dure à ce réaliste d’Outa, toujours prompt à lancer des remarques acides. La sensation est étrangement similaire au plaisir qu’on a en retrouvant de vieux amis perdus de vue. Sensation exacerbée par les nombreuses références implicites. Il n’y a pas grand-chose à dire concernant ces figures connues de tous sinon qu’elles n’ont pas pris une ride.
Mais évidemment les habitants du pays de merveilles font, en somme, partie de ce paysage, les vrais protagonistes sont ailleurs. Mis à part le couple principal Outa/Arisu, on ne comptera que Clo, un petit lapin noir qui vous sert de guide, l’animal de compagnie de la jeune fille ayant atterri là on ne sait trop comment (et dans une moindre mesure la duchesse, ressemblant trait pour trait à la mère d’Arisu) comme « nouvel arrivant ». De ce fait, cela évite de s’éparpiller en demeurant toujours centré sur la relation qui unit les deux amis, une relation pas si évidente que cela à décrypter dans le sens où Arisu ne cesse de se dérober à toute interprétation pendant une bonne partie du voyage. Mais quand elle se révèle enfin, on ne peut que partager son dilemme, son envie d’évasion, ou plutôt son envie d’être Alice. En effet, Arisu et Alice sont deux personnes différentes.
Les deux Alice
Le jeu de mots japonais est difficile à traduire mais le concept reste relativement simple et c’est sur cela que se base l’intégralité de l’histoire : Arisu n’est pas et ne sera jamais l’héroïne de Lewis Carrol. Elle a hérité de ce nom de sa mère, admiratrice du livre éponyme, et elle-même est devenue fan d’Alice au Pays des Merveilles dès l’enfance au point de vouloir devenir Alice et d’être obsédée par l’idée d’échapper à la monotonie de la réalité par un rêve qui serait à la fois doux et cruel, un rêve qui serait sien. Aussi, dès que Outa la voit attifée de cette robe de conte de fée, elle exigera d’être appelée « Alice », comme pour gommer définitivement toute trace de la jeune fille réelle au profit de la figure fantasmée. D’où le poème qui sert souvent de synopsis au VN :
« Hey, Alice. Don't you regret it ? Hey, Alice. Don't you miss it ? Hey, Alice. Don't you wish you could return to that land ? Hey, Alice »
En ce sens, Tokyo Alice n’est plus tant une énième variation de Lewis Carrol que la triste histoire d’une adolescente perdue qui voudrait simplement se réfugier dans ses rêves comme le faisait autrefois l’héroïne du roman.
D’ailleurs, en un sens, on peut considérer qu’Arisu n’est même pas la Alice de son propre pays des merveilles car, comme elle le dit si bien, la vraie Alice est censée être un « outsider », un élément étranger égaré là par hasard. Or, ce rôle n’est-il pas justement dévolu à Outa ? Il est celui qui erre à travers le parc en quête d’une sortie. Arisu, elle, voulait être un habitant comme un autre du pays des merveilles, et pour cela, elle s’est arrogé un rôle finalement évident (d’autant plus quand on connaît la fin d’Alice de l’autre côté du miroir) puisqu’il s’agit de l’autre côté de la pièce. Je ne sais pas si c’est un spoil de l’avouer puisqu’on le découvre à la moitié de l’aventure mais je préviens quand-même ceux qui voudraient se préserver la surprise. Le véritable rôle d’Arisu est, bien sûr [léger spoil] la reine de cœur[léger spoil]. C’est bien normal quand on sait qu’elle a tout pouvoir sur cet univers né de son imagination.
"That way" "This way" "Here" "Dead end" "There" "Wrong way" "Take this path" "Everywhere" "Nowhere"
Je n’ai fait qu’effleurer l’intrigue de Tokio Alice pour ménager les lecteurs puisque, comme je l’avais annoncé dès le début, il y a un « twist » derrière la façade joyeuse du pays des merveilles. Cette révélation est déjà préparée par énormément de petits détails situés dans les conversations badines des personnages loufoques, mais elle est parfaitement développée et touche droit au cœur. Arisu n’est qu’une jeune fille ordinaire, quoiqu’un peu rêveuse, mais on ne peut pas s’empêcher de ressentir de l’empathie par rapport à son schéma de pensée, sa difficulté à évacuer la douleur et à surmonter la solitude. Les larmes sont donc de sortie.
Un dernier point avant de conclure, mais les plus attentifs auront remarqué que dès l’introduction une petite phrase nous prévient qu’il est possible d’obtenir un « happy end ». Il est facile d’oublier cette mention sibylline, pourtant c’est un indice non négligeable. Il se trouve qu’après avoir complété le visual novel une première fois (ce qui doit prendre 2h au bas mot) un jeu de memory de 14 cartes est disponible dans le menu. Il n’est pas très difficile mais la silhouette d’Arisu apparaît comme une ombre, ce qui est légèrement intriguant. C’est qu’en réalité il existe un second jeu de memory, de 50 cartes cette fois (où Arisu sera visible normalement) uniquement déblocable après avoir complété le VN à 100%, c'est-à-dire avoir visionné toutes les bad end (les conseils du chat du Chester donc) et tous les embranchements possibles. Ce nouveau memory est bien plus difficile (avec un temps très limité) et permet d’accéder à quelques lignes supplémentaires, faisant office d’épilogue à l’histoire (on y apprend notamment des choses très intéressantes quant au sort de certains personnages). Ce qui est affreusement ironique là-dessous c’est que dans une des bad end, Arisu condamne Outa à jouer au memory jusqu’à la fin de ses jours, enfin toute la nuit...et c’est exactement ce qui va arriver au joueur soucieux d’accéder à ce fichu épilogue. Quand je vous disais que les concepteurs prenaient un malin plaisir à vous narguer !
En conclusion, Tokyo Alice est un visual novel qui mérite davantage à être connu. Derrière des prémices assez simplistes, il parvient à nous livrer une vision finalement très réaliste de l’univers déjanté de Lewis Carrol en le liant fermement à notre monde contemporain et à ses travers. S’y mélange à la fois la nostalgie chère aux aficionados du livre et une belle intelligence dans la construction de l’intrigue avec des jeux de miroir constants. Définitivement une version d’Alice au Pays des Merveilles intéressante.
A noter que malgré la difficulté que comportait la présence de nombreux jeux de mots en japonais, la traduction anglaise ne s’en est, à mon sens, pas trop mal sortie. Je sais qu’il existe également une version française mais je n’y ai pas touché donc j’ignore ce qu’elle vaut, si certains préfèrent bouder la langue de Shakespeare, je serais ravie d’entendre leur avis sur cette traduction.