Aujourd’hui on va tenter une petite expérience : je vais prendre le média du Visual Novel comme base pour partir complètement en vrille dans des réflexions personnelles à penchant philosophique (une lubie que je garde d’habitude pour des discussions plus privées). Car oui, j’adore me retourner la cervelle jusqu’à plus soif en réfléchissant sur des tas de choses que plus personne ne prend la peine de remettre en doute. En l’occurrence ça tient plus à de la théorie littéraire qu’autre chose mais bon…Non, ne me remerciez pas, petits chanceux.
(Pis, il paraît que c'est à la mode de parler VN : l'article de Suryce sur les visual novel en France et celui de Dri sur comment en créer l'attestent, ça intéresse visiblement des gens )
Tenshin Ranman - Lucky or Unlucky
Le fait de monter mon propre projet me permet de comprendre pas mal de choses sur la production de VNs actuelle, tant du point de vue amateur que du point de vue commercial, Orient et Occident confondus. Et notamment pour tout ce qui concerne la romance.
L’amour a toujours été le pilier de la littérature, de l’Antiquité jusqu’à nos jours le sujet a été traité à toutes les sauces (de L’art d’aimer d’Ovide à la théorie de la cristallisation de Stendhal dans De l’amour en passant par L’Astrée d’Honoré d’Urfé ou Les Hauts de Hurlevent d’Emilie Brontë), il est partout. En fait je crois qu’on peut même considérer que la grosse majorité des récits « romanesques » (pas les traités de philosophie et les essais historiques donc) tournent autour de l’amour. S’il n’est pas au premier plan (ça arrive), il reste inévitablement quelque part dans le décor (ex : Le Meilleur des Mondes, Les Lettres Persanes). L’amour c’est LE thème universel, à tel point que certains estiment que c’est le seul sentiment qui peut relier tous les êtres humains sans exception (car « nous avons tous été amoureux au moins une fois dans notre vie », déployez la guimauve). Ce n’est donc guère surprenant quand on liste les différents types de VNs/eroges disponibles sur le marché de retrouver une quantité effroyable de romances. Jusque là on nage dans les lieux communs mais mon expérience naissante me donne l’occasion d’élaborer un certain nombre de théories à ce sujet.
Separate Blue
Je me suis toujours demandé pourquoi, dans tout bon harem qui se respecte, le héros faisait tomber les filles presque instantanément, pourquoi le simple fait de ramasser le stylo d’une demoiselle lui donnait systématiquement un droit de cuissage. La réponse est triste : parce que c’est plus facile. Construire une relation cohérente et plausible entre un gars et une fille qui découvrent leurs sentiments demande pas mal de doigté, ça se fait lentement, à travers une séries d’évènements fragiles. Autant dire que parfois la tentation est grande d’envoyer le travail d’orfèvre au diable et de déclarer « Ok, il est temps de sortir l’argument ultime des écrivains depuis le Moyen-âge (et bien avant) : le coup de foudre ! ». Avec le coup de foudre (ou le philtre d’amour si on prend exemple sur Tristan et Iseut), tout roule avec une aisance assez incroyable vu qu’après un bon déplantage de forêt, le chemin vers la fin du récit ressemble à une ligne bien droite (c’est un peu plus subtil que ça mais globalement on vient de rendre la Terre plate en un coup de bulldozer cosmique). Je pourrais vous citer tellement de mauvais romans à l’eau de rose de mon adolescence si ceux-ci avaient eu une réelle influence sur mon cerveau corrompu, mais voilà je ne me souviens plus de grand-chose sinon que le schéma est très répétitif et que c’est justement ce qui plaît aux lecteurs/lectrices à mon avis. Le coup de foudre est un peu un gros fantasme très humain aussi car son existence signifierait que vous n’avez pas besoin de faire des efforts pour être aimé, ça tient à de la magie. Mauvaise nouvelle, un coup de foudre s’il existe, ça se provoque et la séduction est un jeu dont vous pouvez rarement vous dispenser pour conquérir le cœur de l’être désiré. Il n’y a vraiment qu’Aragon pour commencer un livre avec une phrase d’accroche telle que « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » qui est un véritable pied de nez à l’archétype du coup de foudre.
Bloody Call
Faire en sorte que toutes les jolies demoiselles tombent amoureuses du héros via ce truchement est donc compréhensible bien que contestable. La parade du « rayon laser », aka annihiler tous les hommes potentiellement baisables d’un environnement (voire de la Terre entière pour Sekai ni Otoko wa Jibun Dake) pour que la femme, cette nymphomane née, se jette sur le seul porteur de pénis du coin, est aussi compréhensible bien que toujours contestable. Ce que je ne m’explique pas c’est cette facilité exacerbée qui règne dans la plupart des VNs/eroges existants. Souvent, dans les cas des plus génériques (genre la série des Come See Me Tonight), on a une introduction, beaucoup de comédie en milieu lycéen eeeeeeet le héros n’a plus qu’à faire un peu attention à l’élue de son cœur pour qu’ils sortent ensemble et éventuellement accomplissent leur devoir conjugal avec zèle (ah, les jeunes…). Quel est l’intérêt ? Quel est l’intérêt d’une histoire d’amour aussi plate ?
Shuffle Essence +
On en arrive à un élément qui me semble important pour tous ceux qui désirent réaliser leur propre VN un jour : en lurkant sur la liste de jeux proposés par Ren’Py, je me rends compte qu’il existe encore plus d’œuvres amateurs que je ne le pensais mais beaucoup tombent sous le coup du maléfice du « Sympa mais oublié une fois terminé ». Pour se démarquer des autres productions je crois qu’il n’y a qu’une solution : créer un jeu « mémorable ». Pas mémorable au sens de « chef d’œuvre absolu » (quoique si vous le pouvez, faut pas s’en priver) mais plus dans l’idée qu’il doit rester un petit quelque chose du visionnage. Et pour ça il y a plusieurs facteurs qui jouent.
Love & Order
Le premier est à mon sens la durée. Un rapide coup d’œil sur VNDB vous indiquera que la plupart des très gros jeux (qui font plus de 50h) sont principalement des blockbusters connus comme Clannad ou Fate/stay night alors que la plupart des tout petits jeux (qui font moins de 2h) sont justement des jeux amateurs dont vous ne soupçonnez même pas l’existence. Globalement un VN qui dépasse les 50h de jeu est une garantie assez fiable de la présence d’un scénario (on ne peut pas faire une histoire de cul bateau qui tienne aussi longtemps toute seule), une donnée parfois faussée par la possibilité d’un gameplay dans certains cas qui allonge plus ou moins artificiellement le temps passé devant l’écran. Mon argument est simple : si vous passez un quart d’heure ou une demi-heure à lire un récit, il vous marquera forcément moins que si vous avez sué sang et eau pendant des semaines pour en venir à bout. Donc au final, le jeu vous marquera plus dans le second cas parce qu’il y aura un sentiment d’accomplissement. Par exemple, je me suis sentie plutôt fière d’avoir terminé Ever17 en entier et j’étais soulagée d’avoir enfin la bonne fin de Kirimiya dans Yume Miru Kusuri. En revanche je n’ai tellement rien retenu du très simple Sore ja, Mata ne que j’ai abandonné l’idée d’écrire un article dessus tant je manquais de matière et il est vite tombé dans les limbes de mon esprit. Ecrire une histoire trop simple est donc une bonne idée dans l’optique de s’essayer aux VNs amateurs mais c’est une très mauvaise idée dans l’optique de provoquer un impact sur le lecteur.
AQUAS
Le deuxième point concerne le problème de l’inspiration. Souvent les gens qui font des VNs amateurs prennent modèle sur des jeux qu’ils aiment (logique) mais n’arrivent pas forcément à s’en détacher et finissent plus ou moins par faire de leur création un « ersatz » de récit déjà existant (c’est aussi le cas des « fangames »). Je sais bien que c’est un cap difficile pour tous les aspirants écrivains mais il y a quelques éléments à garder en tête : cette histoire qui vous a tant plu n’est pas la seule bonne histoire qui existe dans le monde des VNs donc n’hésitez pas à tester le plus de choses possibles pour enrichir l’expérience, ne restez pas centré sur l’idée d’un Higurashi-like ou d’un Kanon-like ; et surtout plagiez malin. Le plagiat est perçu de manière très négative à notre époque, il n’en a pas toujours été ainsi (au XIXe siècle certains auteurs traduisaient les œuvres de langue étrangère en les reformulant complètement à leur sauce, c’est par exemple le cas de plusieurs nouvelles de Nerval) et le terme est utilisé dans des cas très différents. Réécrire une œuvre existante en changeant uniquement deux ou trois détails c’est du plagiat (par exemple, beaucoup considèrent que La bicyclette bleue est un plagiat éhonté d’Autant en emporte le vent), partir d’un bout d’une œuvre existante et y ajouter d’autres références et un peu de soi c’est de la création littéraire. Il faut bien avoir conscience qu’il est impossible au XXIe siècle d’inventer de la « matière première », tout a déjà été pensé avant par quelqu’un d’autre en somme. La littérature ne peut évoluer que si on dépasse cet état de fait en utilisant l’alchimie : on combine des matériaux anciens, du usé jusqu’à la trogne, pour en faire des mélanges innovants et nouveaux. L’inventivité réside donc dans le dosage et dans l’implication qu’on rajoute. Refaire Roméo et Juliette c’est du déjà vu, prendre la situation de base, héros que tout oppose et voués à ne jamais se retrouver, et la mettre dans un contexte complètement différent, - au hasard dans un monde fantastique genre île volante, pégases et arbres magiques qui soutiennent le monde plus tyrannie, résistance et guerre civile* – c’est innover en mélangeant des influences diverses en un tout cohérent. Il est donc primordial de prendre du recul pour rendre cette alchimie possible et se délivrer de modèles parfois trop encombrants.
*si ça vous dit quelque chose c’est normal, je viens de vous décrire le scénario de Romeo X Juliet
Re : Alistair
Le troisième point concerne justement la romance. Enormément de VNs amateurs ou commerciaux nous présentent des histoires d’amour avec le même problème que leurs homologues japonais : il n’y a rien de particulièrement gratifiant pour le lecteur à voir Gars A Lambda sortir avec Miss B Lambda, partie de jambes à l’air incluse ou non. Ainsi le VN amateur de Sakevisual, Re:Alistair, s’illustre plus par le sympathique mélange online/IRL que par la non-personnalité des trois beaux gosses à séduire. En réalité je constate que c’est surtout mon opinion de grosse littéraire élitiste vu que les fans femelles de Sakevisual ou de Christine Love (de même DTP se démarque plus par son utilisation de Facebook que les tribulations amoureuse des ados) semblent demander toujours plus de romance fade de la part des studios (probablement parce qu’elles se reconnaissent dans la non-personnalité de l’héroïne et dans le fait que les mâles courtisés soient beaux et creux), ce qui me désole profondément. Tant de potentiel gâché… Mon avis je le nourris de plus de vingt siècles de littérature : dans les bons romans il y a toujours un obstacle quel qu’il soit pour compliquer la relation des amoureux et le lecteur n’a qu’une envie c’est de voir ces derniers triompher des épreuves dans un happy end (Tristan et Iseut quelqu’un ?). Toute hostile que je sois à la disneylandisation à outrance du monde, je ne suis pas particulièrement gênée par une happy end si elle découle d’un conflit enfin surmonté. Ce que je ne supporte pas c’est que Gars A Lambda obtienne sa happy end avec Miss B Lambda alors qu’il ne s’est rien passé du tout ou que leur seule épreuve aura été de choisir un restaurant pour la Saint Valentin (dans le 1e Come See Me Tonight la seule épreuve de tout le jeu c’est quand le héros se fait taper sur les doigts pour avoir laissé les plaques de cuisson allumées, je crois).
Don't take it personally, babe, it just ain't your story
La présence d’obstacles dans une relation amoureuse fictive (et réelle ?) est absolument nécessaire pour la rendre plus intense et donc plus intéressante, plus vivante. Les obstacles peuvent être présents dès le départ, apparaître au fur et à mesure, se concentrer en une série de petits obstacles ou en un unique et infranchissable obstacle, peu importe. On peut même les classifier en deux catégories : il y a les obstacles externes et les obstacles internes. Dans le second cas c’est le héros ou l’héroïne qui, à cause d’un passé traumatisant (ou de sa fierté, n’oublions pas les tsundere) par exemple, se refuse à avouer ses sentiments ou qui s’empêche de tomber amoureuse. C’est de loin ce qui demande le plus de subtilité et de caractérisation psychologique, donc le plus difficile à réaliser correctement. On utilise donc plus fréquemment des obstacles externes qui facilitent la prise de conscience amoureuse tout en la compliquant comme la présence d’un père absolu qui interdit à sa fille de voir son amant, une guerre entre clans ou des coups du sort variés. Un combo des deux types d’épreuves étant possible, voire conseillé pour plus de profondeur. Certains éléments scénaristiques vont automatiquement entrer dans les deux types : l’inceste, par exemple, force les protagonistes à se cacher de la société (obstacle externe) et à accepter leur situation (obstacle interne), c’est donc un assez bon filon que n’exploite malheureusement pas du tout Candy Boy, à mon grand désarroi.
Sono Hanabira ni Kuchizuke o: Anata o Suki na Shiawase
L’utilisation intelligente d’obstacles est souvent ce qui fait toute la différence dans un eroge japonais, je pense. Mon meilleur exemple en la matière serait Yume Miru Kusuri puisque malgré des scènes olé-olé, le jeu arrive à construire un impact dans chaque route en confrontant sans arrêt le couple à des difficultés : dans le scénario d’Aeka l’ijime (externe) et dans celui de Kirimiya sa personnalité particulière (interne) puis les parents du héros qui s’y mêlent (externe). Celui de Nekoko est un peu plus flou, on pourrait presque considérer la drogue comme une double contrainte (impossibilité de connaître la « vraie » Nekoko sous ce masque enjoué et conséquences désastreuses avec les gens qui l’entourent). A partir d’une histoire de base comme on en voit des centaines dans le monde des eroges, ce jeu arrive à se bâtir une personnalité alors qu’à l’inverse beaucoup d’autres produits coulent complètement dans l’anonymat parce qu’il n’y a aucun défi à relever pour le héros. Imaginez-vous un jeu Key où le protagoniste n’aurait aucune demoiselle en détresse au passé larmoyant à sauver ? Ce ne serait pas très vendeur, pas vrai ? Il en va de même pour les VNs amateurs à mon sens : si vous souhaitez écrire une romance, n’hésitez pas à placer des embûches sur la route des héros pour pimenter le tout et avoir plus de chances de captiver le lecteur.
Yume Miru Kusuri
Et dans le cas où vous n’arriviez vraiment pas à former un couple qui ait une relation « vivante », pas de panique, il reste toujours la possibilité de faire entrer dans l’équation le scénario. En effet, si vous zonez sur le net, vous avez peut-être déjà dû vous apercevoir que les reviews d’eroges comportaient souvent deux types de classements : les héroïnes triées par préférence et par importance (on vous propose alors un ordre). Le classement de vos héroïnes préférées repose –comme l’indique le terme- sur vos goûts personnels mais pas uniquement, la caractérisation du personnage peut aussi jouer un rôle. Telle demoiselle peut par exemple n’avoir aucun rôle dans le scénario du jeu mais une personnalité tellement bien foutue que le joueur va apprécier quand même sa route (on en revient à cette histoire d’obstacles). A l’inverse le classement des héroïnes par ordre d’importance (souvent croissant) vous indique que certains personnages ont un rôle à jouer dans l’histoire, ce qui leur donne un intérêt supplémentaire et transcende le délicat exercice de la relation amoureuse. Une même héroïne peut bien sûr cumuler ces deux aspects (et là on tient un combo particulièrement dévastateur mais faut être bon :p). Je ne peux malheureusement pas trop développer cette partie de ma théorie sans spoiler un bon paquet de VNs/eroges et ceux dont je peux parler n’ont pas vraiment cette caractéristique (dans Ever17 toutes les héroïnes sont liées au scénario, dans Yume Miruku Kusuri il n’y a pas de scénario principal qui relie le tout et Saya no Uta est l’archétype même du combo sauf qu’il n’y a qu’une héroïne). Je me prendrais bien moi-même comme exemple mais ce serait me couper l’herbe sous les pieds X). Oh, allez si, just for fun. Imaginez que votre héroïne se découvre du jour au lendemain princesse extraterrestre et qu’elle se voie remettre une mission importante à accomplir pour la survie de sa dynastie : sa route devient très scénarisée et la relation qu’elle entretient avec le protagoniste devient beaucoup moins conventionnelle (disons qu’ils ont moins le temps de se regarder le nombril si un empire est en jeu). Vous voyez le tableau ? La relation amoureuse perd un peu son statut de centre de l’attention, c’est donc plus pratique de l’esquisser par petites touches sans que ça devienne trop lourd : elle est « contextualisée ».
Katawa Shoujo
Et, pallier suivant, si vous éprouvez toujours des difficultés pour écrire de la romance alors tant mieux ! Reléguez-la au second plan (contextualisez-la !) et concentrez-vous sur d’autres aspects de votre histoire. Le sentiment amoureux n’est pas obligé d’être toujours au coeur de la production artistique. La télévision, les magazines et la littérature ont beau le scander quasi en permanence la vie ne se limite pas à l’amour ;). Encore heureux sinon ce serait triste ! Evidemment c’est plus vendeur de proposer de la romance parce que les consommateurs avancent en terrain connu mais se laisser surprendre rapporte à mon sens davantage. Comme l’explique Holly Lisle sur son site dédié aux apprentis-écrivains, le tout n’est pas de rédiger des textes dans un style qui nous est étranger juste pour donner au public ce qu’on pense qu’il attend de nous mais de faire ce qui nous plaît : ça paraît évident mais pourtant… C’est un peu comme ça que je fonctionne d’ailleurs. Après Milk qui est de loin mon projet mettant le plus en avant la romance (ce qui ne veut pas dire grand-chose quand on sait comment je traite le sujet), je pense que je vais revenir à ce que je préfère : garder l’amour au second, voire au troisième plan. Tout seul il prend trop de place mais en accompagnement c’est parfait.
Sur ce, j’ai une route à écrire et il est grand temps que j’avance un peu dans ma tâche ! La prochaine fois, si vous voulez, je pourrais vous pondre une théorie sur le drame. Enfin si mon avis intéresse quelqu’un vu que, comme de bien entendu, tout ce que je propose ici n’est que le fruit de mes méditations, vous avez probablement un paquet d’objections à proposer…