Un chapitre est sur le point de se clore. Après des années d’attente, Grisaia no Rakuen / L’Eden de la Grisaille vient enfin de sortir en anglais sur Steam. La trilogie est donc enfin complète (à l’exception de la version 18+, une fois de plus) et Front Wing vient d’ores et déjà de mettre en chantier une nouvelle série Grisaia : Phantom Trigger. Nouvelle série qui n’a au fond de Grisaia que le nom et une vague similitude spirituelle mais c’est une tout autre histoire ! Ce qui va nous intéresser aujourd’hui est de savoir ce que propose Rakuen et comment il conclut l’intrigue globale.
Suivant directement le cliffhanger de Grisaia no Meikyuu, Yuuji est en très mauvaise posture : se trouvant malgré lui au centre d’un conflit politique et diplomatique de grande ampleur, il est contraint à l’inaction et son futur s’annonce particulièrement sombre. Cependant sa disparition ne laisse pas indifférentes les filles du lycée de Mihama qui entendent bien le sauver. Alors qu’elles doivent admettre leur impuissance, un mystérieux individu leur propose soudain son aide…
Grisaia no Rakuen se compose majoritaire de The Seed of Blanc Aile, « La graine de l’aile blanche », route principale dont la complétion permet de débloquer un prologue, puis un épilogue (mais j’y reviendrais plus tard). Le tout pour une trentaine d’heures de lecture, soit à peu près autant que Grisaia no Meikyuu.
Ce nouvel opus reprend donc la même chronologie fragile qui tente bravement de prétendre que toutes les routes de Grisaia no Kajitsu ont eu lieu en même temps, ce qui en fait ne fonctionne pas trop mal puisque le passé des différentes héroïnes est mis au second plan. L’emballage technique reste lui aussi peu ou proue le même, à l’exception de l’arrivée d’un nouveau compositeur : Elements Garden partageant désormais la vedette avec Pixelbee.
Eroge meets Hollywood
Entrons dans le vif du sujet : Grisaia no Rakuen se présente comme le mélange impossible entre Kajitsu et Caprice no Mayu avec à la fois des filles moe et des scènes d’action, dans un visual novel essentiellement linéaire (il n’y a que deux choix à la portée très réduite). Pourtant il serait très trompeur de croire que ça pète de partout en permanence. L’intrigue met en fait beaucoup de temps à se mettre en place : les filles discutent de l’absence de Yuuji, puis vient la longue préparation de son sauvetage, avant de passer au sauvetage lui-même, qui n’interviendra pas avant plus de la moitié du jeu, et débouchera fort logiquement sur l’apogée finale.
On a donc plutôt le droit à un mini Kajitsu sur fond de complot terroriste et avec un supplément de vitamines sur la fin, ce qui n’est pas mauvais, loin de là, mais qui requiert forcément d’entrer dans le trip. Ceux qui ont tenu jusque là (les lecteurs de Kajitsu et Meikyuu) sont déjà immunisés au moe mais accepter qu’une agence gouvernementale redoutable soit potentiellement mise à mal par une troupe de riches et inconscientes lycéennes demande un certain effort intellectuel. Rakuen concentre en fait en son sein le conflit permanent de rythme et de ton du tout premier jeu : il tente de son mieux d’alterner entre des passages comiques et ultra sérieux (et semble d’ailleurs se prendre très au sérieux) dans un numéro d’équilibriste plus que périlleux que le rythme lent menace de plomber à tout moment mais qui parvient tout de même à accoucher d’une œuvre sympathique et divertissante. Un miracle que j’aurais tendance à imputer non seulement à l’intrigue, bien plus intéressante que l’absence d’intrigue du tronc commun de Kajitsu, mais aussi au nombre total d’heures de jeu. Même si Rakuen ne va pas encore à l’essentiel comme Caprice no Mayu, il est clair que les scénaristes n’avaient pas le même quota (je mettrais ma main à couper qu’un chara-ge traditionnel se doit de proposer un certain nombre d’heures de lectures pour satisfaire les joueurs), ce qui permet de réduire considérablement le remplissage inutile.
Croyez-le ou non mais la maid à oreilles de chat est le seul perso féminin que Yuuji ne séduit pas !
Ceci étant dit, j’aimerais également me servir de Rakuen pour revenir sur la saga dans son entièreté et je vais forcément devoir spoiler pour entrer dans les détails.
\!/ Spoilers \!/
The God in the Machine
Il y a quelque chose qui existait déjà mais que le dernier opus a réussi à rendre pathologique, c’est le traitement du personnage de Kazuki, la sœur de Yuuji. Jusque là on l’apercevait de manière relativement succincte en tant qu’héroïne véritable du segment Angelic Howl de la route d’Amane et au tout début du flashback de Yuuji dans Caprice no Mayu. Mais ce qu’on pouvait en voir était déjà hautement insupportable. En effet, Kazuki nous est présentée comme un génie aux capacités complètement inhumaines, capable entre autres d’enregistrer des livres entiers dans son cerveau rien qu’en les parcourant du regard ou peindre des copies parfaites de tableaux quasiment dès la petite enfance. Kazuki en a conscience et elle n’a, selon ses propres mots, aucun scrupule à se servir de ses talents pour manipuler les autres « pour leur propre bien ». Mais surtout, elle n’a absolument aucune empathie et n’hésite pas à dire des choses extrêmement condescendantes, même à des personnes fragiles émotionnellement (ses camarades de club dans Angelic Howl, par exemple).
Thanatos blague sur le fait de sacrifier Michiru pour la cause OKLM
Par ce portrait complètement stéréotypé du génie (qui mélange allègrement surdoué et autisme sans grande attention au réalisme), le scénariste tente de forcer notre admiration pour Kazuki, admiration partagée et renforcée par tous les personnages qui entrent en contact avec elle. Le problème c’est que le lecteur ne peut pas admirer un individu au comportement objectivement détestable, qui semble sortir la « vérité » de son derrière, l’explique de manière abracadabrante, puis soupire devant l’inculture de son interlocuteur qui ose ne pas comprendre et l’infantilise en permanence. Le tout sans que l'histoire ne développe la moindre faiblesse susceptible de lui donner de l'humanité. Exemple tout simple : Amane apprend des années après Angelic Howl que Kazuki s’était débarrassée de l’essence pour éviter que les collégiennes ne l’utilisent pour faire du feu. Son explication : les autres auraient forcément été trop connes et auraient fait brûler la forêt entière avec. Evidemment que c’est un risque mais l’asséner sur le ton de l’évidence et insister sur la petitesse intellectuelle de ses anciennes camarades décédées dans des circonstances tragiques n’est pas ce que j’appelle un comportement convenable !
Kazuki semble n'éprouver aucune culpabilité envers ses anciennes camarades, c'est un peu perturbant...
Là où Kajitsu et Meikyuu arrivaient à insérer le personnage de manière intéressante c’est que la quasi-divinité de Kazuki nous était présentée à travers les yeux de Yuuji et Amane, tous les deux dans un état de forte dépendance : ils voulaient voir Kazuki comme toute puissante pour pouvoir continuer à vivre. Cette idée prend un tour beaucoup moins subtil avec Rakuen qui décide purement et simplement de promouvoir Kazuki au rang de Dieu omnipotent pour la planète entière. Bien qu’elle ne soit matériellement pas présente, Kazuki passe donc dans ce 3e jeu au rang d’héroïne principale et se paye le luxe de donner des ordres à tout le cast…finissant même par rejoindre le harem de son frère pour couronner le tableau. Cette promotion ne se fait pas sans heurt puisque le scénariste use et abuse largement du trope du Xanatos Gambit : Kazuki sait tout, Kazuki a tout prévu. Si un évènement se produit, il faisait forcément partie de son plan. L’enchaînement de Xanatos Gambits atteint un point tel qu’il n’est plus possible de suspendre son incrédulité et que certains retournements paraissent fades, voire faciles, puisque Kazuki sortira toujours un deus ex machina de son derrière. Là où un anime comme Code Geass excellait en surjouant volontairement et en apportant de l’humanité à son héros, Grisaia no Rakuen frôle l’irritation en proposant un génie profondément antipathique dans une série qui se prend beaucoup trop au sérieux. Heureusement qu’elle est cantonnée à un rôle de support...
Kazuki sous-entend qu'elle s'est débarrassé de la fillette en question. Charmant...
Pourtant, le personnage de Kazuki semble disposer d’une grande popularité auprès des fans et j’en entends souvent la qualifier de « best girl », ce qui me préoccupe d’autant plus. De manière générale, j’ai l’impression que les scénaristes utilisent son genre pour lui attribuer un comportement extrêmement toxique sans s’en rendre compte. Même si Kazami Yuuji demeure un fantasme masculiniste sur patte et que certains de ses agissements sont répréhensibles, il n’en est pas moins un personnage intéressant avec une certaine saveur, là où Kazami Kazuki représente son pendant « genderbend » décomplexé et insipide.
\!/ Spoilers \!/
Deux visions opposées
Une fois les trois jeux posés côte à côté, on se rend compte que la série des Grisaia fourmille de petites incohérences et de choix déroutants qui laissent penser que la trilogie n’a probablement jamais été pensée comme telle. La structure est confuse puisque constituée de deux parties déconnectées : d’un côté Kajitsu et les After Story de Meikyuu qui collent parfaitement au chara-ge traditionnel, et de l’autre le flashback de Yuuji dans Meikyuu qui embraye sur le grand final épique qu’est Rakuen. Et ce n’est pas l’absence de passerelle entre Kajitsu et Meikyuu qui arrange la chose. Même les noms des jeux qui servent de motifs soulignent cette incompatibilité : si le fruit et le paradis sont lourdement explicités, le labyrinthe est introuvable (on ne le retrouvera que dans l’opening de l’adaptation animée en guise de clin d’oeil). Et évidemment le lien entre le fruit et le paradis est également aux abonnés absents…
Bien que j’avais déjà de manière diffuse ce sentiment dès l’opus précédent, c’est vraiment le prologue déblocable qui m’a révélé combien la série Grisaia reposait sur deux visions opposées qui peinaient à se réconcilier. En effet, celui-ci est excellent et nous narre la vie de Mihama avant l’arrivée de Yuuji…et force est de constater que c’est beaucoup mieux ! Non seulement les héroïnes tissent entre elles des liens très intéressants qui sont complètement mis au placard avec l’arrivée du mâle dominant, mais en plus la narration plus souple (on accède à différents points de vue) permet une lecture plus fluide, tout en nuançant l’histoire. En outre Yumiko est propulsé au rang de protagoniste principal, ce qui lui va très bien. La solidarité que développe ces lycéennes paraît bien plus subtile et profonde que l’amour inexplicable qu’elles ont toutes envers Yuuji (et les sacro-saintes scènes de sexe qui s’ensuivent) et c’est parce que la dynamique de groupe qui se crée est très attachante que Kajitsu paraît soudainement pour ce qu’il est : un artifice. Impression que le prologue confirme en contredisant maladroitement le principe même du visual novel original puisque les héroïnes sont déjà en train de régler leurs problèmes respectifs avant que le sauveur n’apparaisse (exemple avec Michiru qui devient le maître de Sachi…rôle censé être occupé par Yuuji par la suite). Il aurait donc été bien plus intéressant que Grisaia no Kajitsu soit une version allongée de ce prologue, quitte à le transformer en jeu lesbien. Ce qui ne serait pas une modification bien choquante quand on voit l’insistance du jeu à nous teaser des pairings possibles entre les héroïnes (particulièrement Sachi avec Makina ou Michiru).
C'est ça que j'aurais aimé voir plus dans Grisaia no Kajitsu
Quid de Rakuen, me direz-vous ? On ne m’ôtera pas de l’idée que la folle aventure des lycéennes en plein complot n’est pas particulièrement crédible ou bien placée, même si elle fonctionne. Leur rôle de sauvetage de Yuuji met en outre complètement au second plan des personnages qui devraient normalement avoir beaucoup plus d’importance vu leur lien avec l’intrigue (je pense notamment à JB dont les scènes se comptent sur les doigts d’une main). La solution qui me semble évidente serait de remplacer les filles de Mihama physiquement et scénaristiquement…par le bataillon Bush Dog mis à l’honneur dans Meikyuu. De cette manière, on aurait des militaires entrainés et compétents abandonnant tout pour sauver leur ancien camarade. Thanatos garderait le même rôle et celui de certains personnages secondaires serait simplement étendu. Ce qui serait franchement une bonne chose quand on voit combien certains personnages sont profondément superflus à l’échelle de la trilogie : Chiara n’a un véritable rôle que dans l’After Story de Makina et pourrait très bien ne pas exister, quant à Zoe Graham, le nouveau personnage introduit par Rakuen, on ne sait pas très bien ce qu’elle fait là non plus. Bien qu’elle ait une motivation claire et un intérêt pour approfondir le héros, elle ne sera en réalité jamais utilisée. Ce serait donc l’occasion !
Mais, voyons, nous sommes tous fous ici~
Bien que l’idée que Kazuki devienne de facto l’héroïne canon ne m’enchante guère, un jeu séparé qui mélange Caprice no Mayu avec l’intrigue de Rakuen est tout de suite attrayant. Vous allez me dire que je rêve mais ces deux visions fonctionneraient toujours en tant qu’eroges avec les restrictions habituelles de l’industrie ! En comparaison, le résultat actuel de la série Grisaia donne tout l’air d’un bouturage clandestin avec une intrigue forte en action insérée dans Meikyuu comme « bonus » et finalement transformé en pot-pourri dans Rakuen.
Tout le monde veut prendre sa ****
Comme à l’accoutumée, revenons un peu sur la place des scènes de sexe. Dans la mesure où elles sont toutes situées dans l’épilogue ou dans des bonus (comme pour Meikyuu), la version tout public ne devrait fort logiquement pas gâcher grand-chose. Or, en l’occurrence, la censure nous prive de l’épilogue ! S’il est certes infesté de scènes de sexe, il comprend quand-même un peu de scénario, notamment ce qui arrive aux personnages après la fin de Rakuen. C’est donc vraiment dommage de nous priver de l’entièreté du contenu sur le jeu tout public.
Parler de sexe dans les moments les plus incongrus, telle est la marque de fabrique des Grisaia!
D’autant plus que j’ai récemment remarqué que les versions censurées apportaient bel et bien des modifications au texte (j’en avais entendu parler mais je ne l’avais jamais encore remarqué en cours de lecture) et qu’elles étaient en fait très bienvenues. Bon nombre des blagues crues de Kajitsu m’avaient gêné à l’époque et le fait que les opus suivants adoucissent cet aspect rendait la lecture bien plus agréable. Je comprends maintenant que c’est dû au texte de la Vita et ce que j’ai entrevu des lignes de dialogue originales ne me font rien regretter…
Il n’empêche qu’avec Rakuen on arrive à un point culminant dans l’absurdité. Car oui, Yuuji a bel et bien couché de manière canon ou non-canon avec la quasi-intégralité du cast féminin…ce qui inclut désormais sa propre mère ! Je sais que le but est de donner en offrande le plus de femmes possible sur le totem à la gloire de l’industrie des eroges mais le harem de Grisaia atteint un extrême tel qu’il en devient complètement ridicule… Mais je ne m’attarderais pas davantage sur ce point puisque je l’avais déjà évoqué dans mon article sur Grisaia no Meikyuu.
Conclusion
Pour conclure cet article, tout d’abord je dirais que Grisaia no Rakuen est une œuvre sympathique et divertissante qui arrive par on ne sait quel miracle à éviter la débâcle que pouvait laisser présager la conclusion de deux arcs narratifs n’ayant rien à voir entre eux. Car oui, de manière générale, la saga Grisaia souffre de son incapacité à marier le cadre typique des eroges mignons avec des idées qui n’ont rien à voir (le trip military-ota) et qui semblent n’avoir été amenées là que parce que c’était la seule chose à laquelle le scénariste principal prenait plaisir. On sent que Caprice no Mayu et The Seed of Blanc Aile ont été proposées bien après Kajitsu, ce qui transforme le jeu original en frein au lieu d’en faire un support. Reste que cette trilogie improvisée n’est pas désagréable, même si elle part dans tous les sens (les bons comme les mauvais) et que le final a le mérite d’être épique.
En tout cas, les fans ayant tenu bon durant Kajitsu et Meikyuu n’auront aucune raison de bouder un final globalement réussi et la présence d’une vraie intrigue. Ceux qui ont abandonné en cours de route peuvent quand-même se consoler avec The Seed of Blanc Aile dans la mesure où il n’y a besoin d’avoir lu qu’Angelic Howl et Caprice no Mayu pour apprécier Rakuen. A contrario, je déconseille fortement l’adaptation animée. Vaut mieux se farcir une partie de Kajitsu et entamer ensuite sur les épisodes intéressants plutôt que de regarder ce qui correspond essentiellement à un trailer de deux saisons. A croire que la malédiction du rythme aux fraises plane sur l’intégralité de la franchise. Cela ne me donne guère d’espoir pour Grisaia : Phantom Trigger mais sait-on jamais !